Le copropriétaire d’un immeuble de 119 logements de Montréal, pris d’une « soif de pouvoir inassouvie », a échafaudé avec son frère un stratagème pour voler une vingtaine de ses copropriétaires, pour la plupart des immigrants récents, en les harcelant, en les espionnant, en les humiliant et en les épuisant juridiquement.

Dans un jugement d’une rare sévérité, la Cour supérieure du Québec vient de condamner Maher Balabanian ainsi que son frère, Jean Balabanian, à verser près de 5,9 millions en indemnités et dommages punitifs et 1,3 million en intérêts à une vingtaine de copropriétaires de l’immeuble indivis, situé au 10 355, avenue du Bois-de-Boulogne, dans l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville.

  • Maher Balabanian

    CAPTURE D’ÉCRAN D’UNE VIDÉO DÉPOSÉE EN PREUVE

    Maher Balabanian

  • Jean Balabanian

    CAPTURE D’ÉCRAN D’UNE VIDÉO DÉPOSÉE EN PREUVE

    Jean Balabanian

1/2
  •  
  •  

Le tribunal a aussi ordonné la saisie et la vente immédiate du bâtiment, évalué à plus de 13 millions malgré son grave manque d’entretien, pour éviter que ces sommes soient dilapidées par le « comportement dévastateur » de Maher Balabanian, un homme qui s’était nommé « administrateur à vie » de l’immeuble.

L’affaire, qui a nécessité plus de cinq années et demie de procédures judiciaires, est le fruit du combat acharné d’un avocat, MVincent Ranger, qui a accepté de représenter les victimes bénévolement après avoir été approché par la Clinique juridique du Mile End, en août 2018.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

L’avocat Vincent Ranger a accepté de représenter bénévolement les victimes des frères Balabanian.

C’était un dossier catastrophique au niveau humain, et complexe au niveau juridique.

MVincent Ranger

Depuis 2018, l’avocat s’est fait crier après par Jean Balabanian, qui l’a traité de criminel et suivi dans la rue pour l’intimider. Les fenêtres de sa résidence ont même été fracassées trois fois par des coups de marteau et des briques lancées par des inconnus, des incidents qui ont été mentionnés au tribunal, mais pour lesquels aucun lien n’a été établi par les policiers avec le dossier.

« J’ai vécu des montagnes russes d’émotions. Mais comme humain, je ne pouvais pas laisser ça aller. J’étais gêné du Québec », dit le juriste, qui possède un cabinet spécialisé dans les appels judiciaires.

La « méthode Balabanian »

L’immeuble, un immense bloc de briques et de béton situé tout près du collège de Bois-de-Boulogne, appartient à la famille Balabanian depuis les années 1980. En 2008, Maher Balabanian, qui en a hérité, a commencé à vendre des appartements sous forme de copropriétés indivises. Dans cette forme juridique de copropriété, tous les logements partagent le même cadastre, mais leur utilisation est balisée par une convention de copropriétaires.

L’obtention d’un prêt auprès d’une banque pour acheter un logement dans les immeubles indivis est généralement difficile, mais Maher Balabanian en finançait l’achat en faisant lui-même les prêts hypothécaires aux acheteurs.

Les logements, des trois et demie et des quatre et demie, étaient vendus à prix alléchant « en faisant miroiter un bon investissement par la promesse d’une conversion rapide de l’indivision en propriétés divises », explique le jugement.

Or, la promesse de Maher Balabanian n’a jamais eu de suite. « Dans cette indivision, il concentre les pouvoirs entre ses mains. » Il se nomme administrateur unique « à vie », mais surtout, « il minimise ses contributions financières à l’indivision », explique le jugement. Alors qu’il possède près de 80 % de l’immeuble, sa part de frais fixes de copropriété (qui sert à payer les assurances et les frais d’entretien) est identique à celle d’un copropriétaire de trois et demie.

Dès qu’un copropriétaire pose des questions, la « machine Balabanian s’enclenche », résume MRanger. « Toute question relative aux finances engendre la furie de M. Balabanian. »

« Des amendes frivoles sont imposées, les prêts hypothécaires sont résiliés ; les occupants de l’unité subissent du harcèlement ; et l’acharnement judiciaire se déferle sur le copropriétaire. Il ne reste plus qu’une finalité possible, soit céder au rabais ses parts [à Maher Balabanian] en perdant une bonne partie du capital investi », résume le jugement.

Une des copropriétaires, Julie Boucher, a donné à Maher Balabanian un surnom : « Le Pharaon ».

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Julie Boucher

On peut difficilement s’imaginer qu’un être comme ça existe. Il est juste méchant. C’est comme s’il cherchait à créer une sorte d’hégémonie dans l’immeuble.

Julie Boucher

Maher Balabanian n’a pas répondu à notre demande d’entrevue.

Mis à l’amende pour avoir roulé trop vite à vélo

Un autre copropriétaire, Andrew Jensson, qui a acheté un appartement en 2012, est vite devenu un des boucs émissaires de Maher Balabanian. Ce dernier lui a notamment imposé une amende de 6500 $ pour avoir… circulé trop rapidement à vélo dans le garage.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

Andrew Jensson

Il m’a aussi imposé des contraventions de stationnement ou pour avoir retenu les portes de l’ascenseur.

Andrew Jensson

M. Jensson a bien sûr voulu contester les amendes, mais en vertu des clauses du contrat de copropriété, il était contraint d’embaucher un arbitre pour obtenir une sentence arbitrale tranchant la question.

« La première sentence arbitrale m’a coûté 20 000 $ », explique M. Jensson.

Pendant ce temps, Maher Balabanian, lui, utilisait la cagnotte de frais d’indivision de l’immeuble pour payer ses frais judiciaires. Il utilisait aussi tous les recours possibles pour allonger les délais. « Dans un des cas, il a demandé la récusation de l’arbitre dès le début de l’audience d’arbitrage. Ça a retardé [le processus] de plusieurs mois et engendré des coûts importants », ajoute M. Jenssson.

« Quel gaspillage de ressources judiciaires », conclut la juge Janick Perreault en se penchant sur le « véritable supplice » vécu par un copropriétaire qui a simplement voulu faire installer une connexion internet dans le logement de sa mère. Pour ce faire, Maher Balabanian lui a d’abord demandé de lui envoyer une mise en demeure, à laquelle il n’a pas répondu, forçant la tenue d’un arbitrage. M. Balabanian a ensuite exigé que la sentence soit homologuée par un juge. Et même, il a refusé de s’y conformer, forçant un contrôle judiciaire du jugement, qui a été « assorti de manœuvres dilatoires », souligne la magistrate.

MRanger calcule que le dossier a coûté à M. Balabanian plus de 100 000 $ par année en frais judiciaires entre 2018 et 2021.

Le tribunal note pour sa part que 165 dossiers judiciaires distincts ont été amorcés depuis 1986 par Maher Balabanian. « [Il] utilise le système judiciaire non pas dans une quête de justice, mais comme outil à l’oppression des autres et il se sert de la procédure comme exutoire et outil de vengeance », note la juge.

Traitée de « pute » devant sa fille

Si Maher Balabanian a une « soif inassouvie de pouvoir », c’est cependant son frère, Jean, gestionnaire de l’immeuble, qui fait les basses œuvres dans le bâtiment.

Homme colérique, Jean Balabanian a menti à La Presse lorsqu’elle s’est présentée à l’immeuble lundi, pour parler à Maher. Jurant d’abord ne pas être Jean Balabanian, il a rapidement déversé tout son fiel contre MRanger, qu’il a accusé en hurlant d’avoir tenté de l’assassiner cinq fois depuis qu’il a pris le dossier en main.

Le jugement de la Cour supérieure souligne que Jean Balabanian « crie et suit toute personne se trouvant dans les espaces communs ». « Il espionne aux portes » et « se sert d’un système de caméras » pour harceler les autres copropriétaires. « Jean Balabanian prétend avoir le pouvoir de donner des ordres aux copropriétaires » et de contrôler les entrées dans l’immeuble, souligne le tribunal.

« Jean m’a traitée de pute devant ma fille », relate Julie Boucher, qui a aussi vécu l’enfer dans l’immeuble. « C’était rendu qu’elle avait peur de sortir du logement, elle tremblait. »

Prisonniers de l’immeuble

« Ils sont prisonniers de l’immeuble. Ils doivent conserver une unité de copropriété contre leur gré ou, pire, y vivre dans des conditions inacceptables », estime la juge Perreault.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

L’immeuble où les frères Balabanian sévissaient était en mauvais état général, selon une experte en bâtiment.

La décision fait état du rapport d’une experte en bâtiment, qui a conclu au mauvais état général de « ses composantes les plus importantes ». De la moisissure abondante a été constatée « dans les cages d’escalier, les unités de logement concernées, les corridors et les stationnements », souligne le document.

« Il est urgent, pour la santé des occupants et la salubrité du bâtiment, que les correctifs soient entrepris sur la couverture et que le logement soit décontaminé », conclut l’experte.

Selon la juge Perreault, le stratagème est assez simple : lorsqu’un copropriétaire, à bout de patience, décide de vendre, M. Balabanian « reprend l’unité, mais résilie la mise de fonds payée par le propriétaire. Tous les rachats ont été faits à un prix inférieur au prix de vente normal », indique le jugement.

Dans d’autres cas, les copropriétaires n’ont aucun moyen de vendre à des tiers parce que Maher Balabanian « n’acquitte pas les taxes et les assurances de l’indivision », ajoute la juge.

Une hégémonie et son talon d’Achille

Le « comportement autocratique » des frères Balabanian décrit par le jugement est complètement décomplexé, estime Julie Boucher.

Ils en tirent un plaisir, celui de se sentir puissants.

Julie Boucher, parlant des frères Balabanian

Des enregistrements audio et vidéo de Maher Balabanian déposés en preuve évoquent d’étranges références à Dieu : « Pour un dollar, je suis prêt à fourrer tous les copropriétaires et leurs Dieux », a-t-il notamment dit lors d’une discussion téléphonique avec un des copropriétaires.

« Je le fais, ce n’est pas pour l’argent ; c’est une vengeance. Ça me fait sentir bien parce que je me venge », lui a-t-il dit à un autre moment.

Plusieurs autres documents montrent que les frères Balabanian cultivent une colère obsessive contre l’avocat Vincent Ranger, qui les a combattus en cour jusqu’à obtenir gain de cause. Jean Balabanian s’est emballé, lors de notre rencontre, lundi, en affirmant que son implication bénévole est « criminelle ». « C’est le plus grand menteur de l’histoire du Québec », a-t-il tonné.

La juge Perreault voit les choses d’un autre œil, en soulignant que le caractère pro bono de son mandat « aura été le talon d’Achille dans le stratagème » des deux frères.

Lisez la chronique d’Yves Boisvert « Un câlin de Thémis pour l’avocat Vincent Ranger »

Les particularités d’une copropriété indivise

Être copropriétaire dans une copropriété indivise se distingue de l’être dans une copropriété divise (condo). Dans une copropriété indivise, tous les copropriétaires sont solidairement responsables de la propriété. Cette responsabilité est séparée à parts égales, à moins de la signature d’une convention de copropriétaires, comme c’est le cas dans le dossier de Maher Balabanian. Cette convention détaille « le mode de fonctionnement et de gestion de la copropriété. Elle précise les droits de tous les propriétaires et permet d’administrer les droits d’usage exclusif attribués à chacun d’entre eux », explique l’Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec (OACIQ), en ligne.

Une autre spécificité de la copropriété en indivision touche la revente d’une quote-part de la copropriété. En effet, en cas de vente de la part d’un des copropriétaires, les autres ont préséance sur un éventuel acheteur, indique l’OACIQ. La majorité des copropriétés indivises sont plutôt des immeubles multilogements achetés par quelques copropriétaires. Ou encore, elles sont formées de cas de succession.

Lila Dussault, La Presse