Le métier, les médias, la salle de rédaction de La Presse, et vous

La cérémonie nationale pour Karl Tremblay fut touchante, émouvante, réussie. Il y avait du rire, des poèmes et des chansons à la fois mélancoliques et pleines d’entrain, comme la musique des Cowboys Fringants.

Mais avec quelques jours de recul, vous me permettez une réserve sur cet évènement à grand déploiement qui a touché le cœur des Québécois ?

Il y avait de grands absents parmi les 15 000 convives qui ont pu assister en direct au spectacle : les journalistes.

Je ne veux pas ici me plaindre au nom de l’« industrie », aucun corporatisme dans ce texte. Je veux plutôt souligner une incongruité dont je ne connais pas de précédent, afin qu’on y réfléchisse pour la suite, pour les autres évènements à caractère national qu’on organisera.

Lorsque Karl Tremblay est décédé, c’est tout le Québec qui a pleuré. Et le premier ministre Legault a tout de suite proposé à la famille des funérailles nationales, car il disait « sentir une grande demande de beaucoup de Québécois de rendre un dernier hommage à Karl ».

La famille avait bien sûr le choix de dire oui, ou de décliner afin d’organiser une cérémonie privée. Et à voir l’effusion passionnée qui a suivi, je comprends tout à fait qu’elle ait dit oui à des funérailles nationales sous forme de cérémonie d’hommage.

Mais ce faisant, n’a-t-elle pas accepté ce qui vient avec un tel évènement collectif ? Bien des gens présents… et des journalistes pour témoigner de l’évènement à ceux qui ne peuvent pas être présents.

Ça allait tellement de soi pour nous, à La Presse, que personne n’a cru bon se mettre en ligne pour se procurer des billets. Après tout, il n’y a jamais eu d’évènement « national » dont ont été exclus les journalistes, donc pas besoin de se faire passer pour un citoyen.

Et pourtant, c’est bien ce qui est arrivé. La famille a choisi de bloquer l’accès à tous les médias… pour diffuser plutôt l’évènement sur la plateforme qui bloque les médias, Facebook. Ouch.

On parlait pourtant, ici, d’une cérémonie organisée pour que tous les citoyens rendent hommage au défunt. Un évènement organisé par le Protocole du gouvernement du Québec. Le tout au Centre Bell pour montrer l’ouverture au plus grand nombre… mais pas de médias, afin que l’évènement soit « simple » et qu’on y préserve « un esprit de recueillement ».

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Des milliers de personnes ont assisté à l’hommage rendu au chanteur des Cowboys Fringants.

Je repense à la chapelle ardente pour Guy Lafleur, et je ne vois pas trop en quoi les médias présents ont nui à la dignité du moment. Mais bon, au-delà de cet argument douteux, j’espère que cette décision a fait sourciller un peu dans la population. Pas juste chez les journalistes.

Car si l’absence des représentants de la presse indiffère tout le monde, je m’inquiète de ce que tout le monde pense des représentants de la presse et de leur rôle.

Pour rappel, ils ont pour mandat de témoigner au quotidien de l’histoire pendant qu’elle s’écrit. Ils sont les yeux et les oreilles du public. Ce sont les représentants de tous ceux qui ne peuvent être partout, tout le temps, donc tout le monde.

Bref, leur rôle vise à rapporter ce qu’ils voient, ce qu’ils entendent, les réponses aux questions, afin que tous sachent ce qui se passe au Parlement, au palais de justice, dans les sociétés d’État, dans tous les quartiers, ici et à l’autre bout de la planète…

Mais mardi soir, les médias n’ont pas pu faire ce travail. Ils étaient refoulés aux portes du Centre Bell. Noovo et LCN ont même dû installer leur studio sur le trottoir.

Mais le pire n’est pas d’avoir laissé les animateurs geler dehors. C’est d’avoir empêché les Québécois qui n’étaient pas sur place de profiter de la cérémonie nationale comme il se doit, afin « de rendre un dernier hommage à Karl ».

Certaines radios ont couvert en direct, d’autres pas du tout, d’autres partiellement. Ce qui a empêché le plus grand nombre d’y avoir accès.

À la télé, Radio-Canada n’a pas diffusé afin de respecter « les souhaits de la famille ». Noovo a envoyé une équipe sur place pour ses rendez-vous de 17 h et 22 h, mais rien entre les deux. Et LCN a fait ce qu’il a pu avec le « feed » de Facebook, en diffusant un spectacle avec trop de pixels, des images saccadées, un carré rouge qui clignote dans le coin de l’écran et plusieurs moments forts gâchés par des arrêts sur image…

On a vu moment de recueillement plus digne, disons.

Entendons-nous, il n’y a pas ici de scandale à proprement parler. Il y a simplement un précédent, qui devrait nous inquiéter au moment où on sent notre culture à risque.

Si la famille avait choisi la plus grande intimité, tout le monde aurait compris, et les médias se seraient tenus à distance. Mais choisir des funérailles nationales et en réserver l’exclusivité à une plateforme américaine est une décision plutôt surprenante de la part d’un groupe à la conscience sociale aiguisée, car cela participe à la difficulté de faire partager la culture québécoise et au rétrécissement de sa place dans l’espace public.

Or jusqu’ici, les funérailles nationales servaient justement à partager un moment de deuil collectif, à dire adieu tous ensemble à une personnalité qui nous a touchés.

Le jour où le Québec décidera que tout ce qu’il vit collectivement doit passer par Meta plutôt que par ses médias d’ici, je vous prédis qu’il n’y a pas que ces derniers qui vont y passer. Notre culture aussi.

Écrivez à François Cardinal