C’est l’histoire de la comédienne Emmanuelle Béart.

C’est l’histoire de l’écrivaine Neige Sinno.

C’est l’histoire que subit un enfant toutes les trois minutes en France – le plus souvent une fille.

C’est l’histoire de milliers de victimes d’inceste qui, en France, dans la foulée de la publication du livre de Camille Kouchner La familia grande et du mouvement #metooinceste en janvier 2021, ont témoigné de violences sexuelles subies dans l’enfance, entraînant une prise de conscience autour d’une réalité niée.

Près de trois ans plus tard, cette libération de la parole en France autour d’un enjeu tabou a mis le sujet de l’inceste à la une et donné lieu à un imposant rapport de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE).

Les données consignées dans le rapport font frémir. Les histoires de vies brisées, encore plus.

Quelque 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles en France chaque année.

Le plus souvent, les agresseurs sont des hommes de la famille ou de l’entourage qui profitent de la vulnérabilité d’enfants à leur disposition et d’une loi du silence leur permettant d’agir en toute impunité.

« Les violeurs, ce ne sont pas seulement les monstres de notre imaginaire collectif, ce sont d’abord les pères (27 %), les frères (19 %), les oncles (13 %), les amis des parents (8 %) ou les voisins de la famille (5 %). Ce sont les hommes de nos familles, de nos entourages : ils sont banquiers, libraires, professeurs des écoles, magistrats, médecins, sans emploi. Ils ont en commun de jouir d’une domination d’âge et de sexe sur les enfants qu’ils violent », lit-on dans le rapport, qui a analysé les témoignages recueillis par milliers à la CIIVISE.

La commission fait 82 recommandations pour honorer la promesse faite par le président Emmanuel Macron à chaque personne victime ayant subi des violences sexuelles dans l’enfance : « On vous croit et vous ne serez plus jamais seules. »

C’est leur histoire, mais c’est aussi la nôtre. Le fléau des violences sexuelles faites aux enfants ne connaît malheureusement pas de frontières. Ce qui diffère d’une société à l’autre, ce sont les mécanismes mis en place pour prévenir, protéger les victimes et mettre fin à l’impunité.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

L’écrivaine Neige Sinno

« Ce linge sale, cette ignominie, ce n’est pas la mienne, c’est la nôtre, elle est à nous tous », écrit Neige Sinno, dans Triste tigre, elle-même citée dans ce rapport de la CIIVISE, dont elle a salué le travail « extraordinaire ».

En lisant les mots incandescents de Neige Sinno (qui est de passage à Montréal cette semaine à l’occasion du Salon du livre), en écoutant Emmanuelle Béart dans le documentaire bouleversant Un silence si bruyant1, en observant le fort retentissement du mouvement #metooinceste en France, je me suis demandé pourquoi, en dépit de la puissance de #moiaussi au Québec, on n’a pas vu l’équivalent d’un #metooinceste déferler de ce côté-ci de l’Atlantique.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

La comédienne Emmanuelle Béart

Certains en déduisent que si le Québec est en avance sur la France dans les luttes féministes, il serait en retard sur la question de l’inceste. Mais en y regardant de plus près, il m’a semblé au contraire que si le mouvement #moiaussi au Québec ne s’est pas cristallisé autour de ce type de violence, c’est peut-être que notre société est déjà rendue ailleurs dans la lutte collective contre les violences sexuelles.

« Au Québec, la réflexion qui concerne les violences sexuelles envers les personnes mineures est présente depuis longtemps. On a été des précurseurs, que ce soit d’un point de vue législatif ou dans le déploiement de services, la prévention, l’expertise », souligne Karine Baril, professeure au département de psychoéducation et de psychologie de l’Université du Québec en Outaouais.

Il faut aussi savoir que bien des politiques publiques revendiquées en France existent déjà ici depuis un certain temps : reconnaissance de l’inceste comme une infraction spécifique, soins psychologiques remboursés aux victimes, abolition du délai de prescription, justice réparatrice, etc.

« La France s’inspire de plusieurs de nos pratiques ici au Québec et je pense que nous sommes à l’avant-garde pour plusieurs types d’intervention », souligne Mireille Cyr, professeure au département de psychologie de l’Université de Montréal et cotitulaire de la chaire interuniversitaire Marie-Vincent sur les agressions sexuelles envers les enfants, qui fait d’ailleurs partie des experts qui ont été entendus par la CIIVISE.

Parmi les pratiques souvent enviées en Europe, on peut citer l’entente multisectorielle qui permet, depuis 2001 au Québec, de coordonner le travail des services policiers, judiciaires et sociaux autour d’un enfant victime, notamment pour éviter qu’il ait à raconter son histoire à plusieurs reprises. La CIIVISE recommande par ailleurs de s’inspirer de l’exemple québécois du programme témoin enfant permettant d’assurer la préparation et la protection d’une victime mineure appelée à témoigner dans un procès.

Il ne s’agit évidemment pas d’en conclure que tout est parfait au Québec. Chez nous aussi, en dépit des avancées, le fléau des violences sexuelles demeure extrêmement grave.

Une fille sur cinq et un garçon sur dix rapportent avoir été victimes de violence sexuelle avant l’âge de 18 ans2. Dans environ le tiers des cas, l’agresseur est un membre de la famille. Et même si on en parle de plus en plus, certains mythes perdurent.

« Peu de gens savent qu’une part importante des agressions sexuelles commises envers des personnes mineures sont commises par d’autres enfants, des frères et aussi par des personnes à l’extérieur de la famille dans des proportions même beaucoup plus importantes. Des personnes en situation d’autorité, des connaissances, des amis de la famille, un entraîneur… » rappelle Karine Baril3.

Le travail de prévention et d’éducation qui s’est accéléré avec le mouvement #moiaussi est loin d’être terminé. Et il importe de se rappeler que loin d’être un problème individuel, il s’agit avant tout d’un problème collectif. Ou, pour reprendre les mots de Neige Sinno : un linge sale, une ignominie, qui nous appartient tous.

1. Regardez le documentaire sur le site de TV5UNIS 2. Consultez le site de la fondation Marie-Vincent 3. Consultez un extrait d’un rapport de l’Institut national de santé publique du Québec