« Une fois de plus, nous assistons à un génocide qui se déroule sous nos yeux et nous sommes impuissants à l’arrêter. »

Ces mots lourds de sens sont ceux de Craig Mokhiber, ex-directeur du bureau new-yorkais du Haut-Commissariat des droits de l’homme aux Nations unies, qui a quitté l’organisation avec fracas la semaine dernière, après 30 ans au sein de l’ONU.

Dans sa lettre de départ, le juriste américain, qui a lui-même vécu à Gaza dans les années 1990 en tant que conseiller des Nations unies pour les droits de l’homme, parle de la situation des Palestiniens comme d’un « textbook case » de génocide. Un cas d’école, selon lui1.

Vrai, le concept de génocide a souvent été galvaudé politiquement, admet-il. « Mais le massacre actuel du peuple palestinien, ancré dans une idéologie coloniale ethnonationaliste, après des décennies de persécution et d’épuration systématiques et entièrement fondées sur leur statut d’Arabes, avec des déclarations d’intention explicites de la part des dirigeants du gouvernement israélien et de son armée, tout cela ne laisse aucune place au doute ou au débat », écrit-il.

Si plusieurs experts des Nations unies et quelque 800 universitaires en droit international, en étude de conflits et de génocide s’entendent pour dire que la population palestinienne fait face à un grave risque de génocide, les juristes ont tendance à être prudents avant de passer de l’alerte à l’échelon suivant2. Et pour cause : on parle ici d’une accusation gravissime qui ne doit jamais être lancée à la légère.

Cela dit, dans un contexte où les indices pointant vers un risque extrêmement sérieux de génocide des Palestiniens s’accumulent, l’essentiel du débat n’est pas tant de nature juridique que politique, souligne Camille Marquis Bissonnette, professeure de droit à l’Université du Québec en Outaouais.

Le génocide, c’est le crime le plus grave. C’est ce qui explique que les États sont plus que réticents à qualifier de génocide les hostilités actuelles d’Israël.

Camille Marquis Bissonnette, professeure de droit à l’Université du Québec en Outaouais

Si les États hésitent généralement à utiliser le mot qui commence par g, c’est qu’ils ont l’impression que cela les obligerait à agir. Pourtant, même si on était « juste » devant des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, les États ont aussi la responsabilité d’agir, rappelle Marie Lamensch, coordonnatrice de l’Institut montréalais d’études sur le génocide et les droits de la personne de l’Université Concordia. « Que ce soit un génocide ou des crimes contre l’humanité, ça n’amenuise pas le fait que beaucoup de gens meurent. »

Dans un tel contexte, même si on estime avec prudence qu’il est encore trop tôt pour conclure à un génocide, cela ne signifie certainement pas qu’il soit trop tôt pour agir.

Le terme « génocide » a été inventé par le juriste polonais Raphael Lemkin en 1944 pour qualifier les politiques nazies d’extermination systématique du peuple juif durant l’Holocauste ainsi que d’autres entreprises de destruction semblables dans l’histoire de l’humanité.

Selon la définition de l’ONU, le crime de génocide désigne un acte « commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux » 3.

PHOTO SAMAR ABU ELOUF, THE NEW YORK TIMES

Enfants blessés traités à l’hôpital Nasser après un bombardement israélien, mardi à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza

Pour l’invoquer, il faut d’abord qu’il y ait un acte constitutif de génocide. La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide en énumère cinq : meurtre de membres d’un groupe ; atteintes graves à leur intégrité physique ou mentale ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; transfert forcé d’enfants à un autre groupe.

D’emblée, en observant la tragédie qui se déroule à Gaza, avec les attaques contre des civils, la destruction d’écoles ou d’hôpitaux, la détention et la torture de Gazaouis qui se trouvaient sur le territoire d’Israël le 7 octobre et la soumission des Palestiniens à des conditions insoutenables, il semble y avoir là au moins trois des cinq actes constitutifs d’un génocide, souligne Camille Marquis Bissonnette.

Dans le cas de la soumission intentionnelle d’un groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique ou partielle, on parle de mesures de mort lente. C’est ici, à mon avis, un cas d’école.

Camille Marquis Bissonnette, professeure de droit à l’Université du Québec en Outaouais et experte en droit international

Pourquoi ? Parce qu’on parle ici de déplacement de populations vulnérables à qui l’on n’offre ni refuge ni ressources suffisantes pour survivre. On parle de privation d’assistance humanitaire, d’un blocus qui empêche l’accès à la nourriture, à l’eau et à l’ensemble des biens essentiels, de soins de santé insuffisants…

L’autre élément clé de tout génocide, c’est l’intention. Il s’agit de l’élément le plus difficile à établir. « C’est rare qu’un État dise : on cherche la destruction de tel groupe. La plupart du temps, on va déduire l’intention de détruire de la nature et de l’échelle des actes et des discours. »

La riposte d’Israël au lendemain de l’attaque horrible du Hamas inclut plusieurs indices qui vont dans ce sens. On peut notamment citer le langage déshumanisant – le fait de qualifier par exemple les Palestiniens d’« animaux humains » ; l’assimilation de la population de Gaza au Hamas ; l’absence d’enquête et l’impunité à la suite d’attaques majeures ayant détruit des installations civiles ; le peu d’efforts qui sont faits pour protéger les populations…

Qu’en est-il du droit d’Israël de se défendre après l’attaque sanglante du Hamas qui a fait 1400 morts et plus de 240 otages ?

Le fait que le Hamas ait lui-même violé le droit international humanitaire n’autorise pas Israël à le violer à son tour en tuant des civils ou en lançant des attaques disproportionnées, rappelle Camille Marquis Bissonnette.

Il ne s’agit en aucun cas de minimiser la gravité de l’attaque ignoble du 7 octobre, mais d’exiger le respect des règles du droit dans ce domaine de tous les belligérants. « Qu’ils aient raison ou non, qu’ils aient été attaqués en premier ou non, ça ne change rien aux règles du droit international humanitaire. »

Ça ne justifie pas que Gaza soit devenu un cimetière d’enfants. Ça ne justifie pas le nombre record de travailleurs humanitaires de l’ONU et de journalistes qui y ont été tués. Ça ne justifie certainement pas la lâcheté des dirigeants qui savent et ne font rien.

À partir de quel degré d’horreur la communauté internationale se réveillera-t-elle ?

1. Lisez la lettre de démission de Craig Mokhiber 2. Lisez l’article « Le peuple palestinien “court un grave risque de génocide”, selon l’ONU » 3. Consultez la définition des Nations unies du terme « génocide »