Samedi, 28 octobre, au centre-ville de Montréal. Au micro, un homme harangue la foule en français : « Ils ont coupé l’électricité, tué les journalistes, coupé l’internet pour pouvoir massacrer la population de Gaza ! » Dans la rue, les manifestants applaudissent.

Le même homme, en arabe cette fois : « Allah, charge-Toi de ces agresseurs sionistes. Allah, charge-Toi des ennemis du peuple de Gaza. Allah, recense-les tous, puis extermine-les. Et n’épargne aucun d’entre eux ! » Des manifestants répondent : « Amen ! » Personne ne semble réprouver les propos de l’orateur, drapé d’un keffieh noir et blanc pour bien signifier son appui à la cause palestinienne.

Cet homme, c’est Adil Charkaoui, que les médias qualifient souvent d’imam controversé. C’est un euphémisme. Quand on a été soupçonné par les renseignements canadiens d’être un sympathisant d’Al-Qaïda, quand on a été incarcéré, puis qu’on a été forcé de porter un bracelet électronique pendant des années, quand on a prêché à des jeunes ensuite partis faire le djihad en Syrie, on est plus qu’un « imam controversé ».

Notons que le certificat de sécurité délivré contre le Montréalais d’origine marocaine a été révoqué par la Cour fédérale en 2009 parce qu’Ottawa refusait de dévoiler ses preuves.

Mais je m’égare. Adil Charkaoui, donc, s’est réjoui du massacre perpétré par le Hamas dans le sud d’Israël, le 7 octobre. « Libération de plusieurs localités en Palestine occupée ! Le mur de la honte a été détruit à plusieurs endroits, plusieurs soldats de l’occupation ont été faits prisonniers, les colons ont fui comme des rats », a-t-il écrit ce jour-là sur X.

Il a relayé une vidéo des « rats » en question : les jeunes en panique qui fuyaient, à travers le désert, le site du festival de musique Supernova, où les terroristes ont perpétré un carnage. J’aurais voulu demander à Adil Charkaoui s’il regrettait sa publication, maintenant que l’on sait qu’au moins 260 de ces jeunes ont été tués, mais il ne m’a pas rappelée.

En tout cas, il ne se gêne pas pour souhaiter très publiquement l’extermination des juifs sionistes. Et ça passe, semble-t-il, comme du beurre dans la poêle.

Ceux qui ont la cause palestinienne à cœur – et j’en suis – l’accuseront de détourner un mouvement légitime, comme il l’avait fait en 2019 en se greffant aux manifestations contre le projet de laïcité de la CAQ. Peu de gens doivent se vanter de compter l’encombrant imam dans leurs rangs. Sa seule présence mine la cause, quelle qu’elle soit.

Dans ce cas-ci, il s’agit d’une cause légitime, je le répète. Les manifestants ont le droit de soutenir le peuple palestinien. Ils ont le droit d’exiger un cessez-le-feu immédiat. Ils ont le droit d’être en colère face aux souffrances innommables des hommes, femmes et enfants de Gaza, coincés dans cette enclave qui manque de tout, déplacés dans des camps de fortune, tués par milliers par des frappes israéliennes.

Mais appeler à la violence contre les sionistes, c’est-à-dire contre les juifs favorables à la constitution d’un État juif en Israël… ça n’aide pas la cause. Et ça ressemble à un discours haineux, interdit par le Code criminel, souligne le député de Mont-Royal, Anthony Housefather. Pour le politicien libéral, il est plus que temps : « Les policiers doivent intervenir. »

Eta Yudin, vice-présidente Québec du Centre consultatif des relations juives et israéliennes, estime également que les mots d’Adil Charkaoui doivent être sanctionnés. « L’appel à la mort des sionistes juifs, dans les rues de Montréal, doit inquiéter tous les Québécois, dit-elle. Si nous avons appris quelque chose de l’Histoire, c’est que le silence est complice et qu’il y a un moment où nous pouvons lutter contre la haine, nous assurer de préserver une société où l’antisémitisme n’est pas normalisé et banalisé. Ce moment est arrivé. »

Il y a un mois aujourd’hui que s’est déroulé le pire massacre de l’histoire d’Israël. Depuis, une inquiétante vague d’antisémitisme déferle sur l’Europe. Profanation de cimetière en Autriche, cocktails Molotov lancés sur une synagogue en Allemagne, étoiles de David peintes sur des immeubles de Paris… cette recrudescence rappelle la période la plus sombre de l’Histoire du continent, s’alarme la Commission européenne.

Chez nous, ce n’est guère mieux. Depuis le 7 octobre, 48 crimes et incidents haineux ont été rapportés à la police par des membres de la communauté juive montréalaise. À Toronto, on a vu une foule manifester devant un centre communautaire juif, d’autres appeler au boycottage de restaurants appartenant à des juifs. Et ça, c’est de l’antisémitisme pur, dénonce Anthony Housefather. « Comme les Palestiniens au Canada ne sont pas responsables des actions du Hamas, les juifs au Canada ne sont pas responsables des actions de l’État d’Israël. »

Enfin, le 4 novembre, on a eu droit au retour des croix gammées sur la colline du Parlement. Aucun camionneur épris de liberté pour klaxonner « F*ck Trudeau », par contre. Cette fois, ce sont des manifestants à l’autre bout du spectre idéologique qui exhibaient l’imagerie nazie, pour l’associer à l’État d’Israël. Ce n’en est pas moins imbécile, remarquez.

« L’anticolonialisme ne peut pas conduire à l’antisémitisme », a prévenu le vice-chancelier allemand Robert Habeck dans un discours remarquable, diffusé le 1er novembre. Cette guerre a été déclenchée par le Hamas, a-t-il rappelé, alors qu’un rapprochement s’amorçait entre Israël et des pays musulmans. Le Hamas voulait empêcher ça. « Ceux qui n’ont pas perdu l’espoir de la paix dans la région, ceux qui s’accrochent au droit des Palestiniens à avoir leur propre État […] doivent pouvoir faire preuve de nuance en ces semaines d’épreuve. »

Et cette nuance, cruciale, c’est que le Hamas ne veut rien savoir d’une coexistence pacifique entre Israël et ses voisins. Il ne veut pas de solution à deux États. Et il ne veut pas le bien des Gazaouis.

Adil Charkaoui se moque-t-il de leur sort, lui aussi ? Je n’en sais rien, mais ça ne m’étonnerait pas qu’il fasse tout ça dans le seul et unique but de faire mousser sa propre cause. Dans une publication datée du 31 octobre, il écrivait que « malgré le nombre élevé de martyrs (qu’Allah les accepte comme tels), de blessés et d’orphelins, le génocide en cours à Gaza a ses points positifs ».

Je ne sais pas pour vous, mais il me semble qu’on ne peut pas écrire « génocide en cours » et « points positifs » dans la même phrase sans être un parfait cynique. Pour employer un euphémisme.