La juge Joëlle Roy a cru l’ostéopathe Sufyan Haji Bik, et cela suffisait pour l’acquitter d’agression sexuelle sur une patiente.

Jusque-là, il n’y a pas matière à s’étonner, encore moins à s’insurger. Dans notre système, un accusé a droit au bénéfice du doute. Si sa version est crue, ou si un doute raisonnable subsiste sur la preuve, le juge doit prononcer l’acquittement.

Là où ça se gâte, c’est dans les explications fournies par la magistrate de la Cour du Québec pour appuyer ses conclusions. Car la ligne est mince entre relever des incohérences dans la version d’une plaignante et lui reprocher de ne pas être une « bonne victime ».

La juge Roy, abonnée aux remontrances de la Cour d’appel, l’a clairement franchie ici.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

L’ostéopathe Sufyan Haji Bik

Je résume les faits à l’extrême. Une femme consulte l’ostéopathe pour une hernie et une douleur incapacitante à l’épaule. Elle voit le professionnel trois fois. Les trois fois, elle doit enlever son soutien-gorge – avec l’aide de l’accusé, vu son mal d’épaule. Déjà, la chose est étrange, encore plus s’agissant d’un problème de dos et d’épaule. Elle dit qu’elle s’est même dénudée complètement lors du troisième rendez-vous.

L’ostéo lui fait plusieurs compliments sur son apparence. Ça lui semblait déplacé, mais elle a mis ça sur le compte d’un malentendu culturel.

Selon elle, lors de cette ultime séance, l’accusé touche ses seins avec un objet conique exerçant une succion sur ses mamelons. Elle ne sait pas de quoi il s’agit, car elle n’ouvre pas les yeux.

Pour la juge, la chose est invraisemblable. D’autant plus que durant la même séance, elle dit avoir pris le poignet de l’accusé quand il a touché son sexe lors d’un massage.

Invraisemblable aussi, selon la juge, le fait qu’elle ait marché nue dans la salle de traitement dont la porte était ouverte.

L’accusé a nié tout geste à connotation sexuelle. Sa version est crédible, conclut la juge, qui ajoute que même en retenant la version de la plaignante, ce ne serait pas une agression sexuelle : le geste a été rapide, l’accusé avait des gants, le corps était huilé et la main a pu « glisser ».

On ne voit pas en quoi le port de gants exclut l’intention sexuelle. Ni ce que la rapidité du geste change à l’affaire. Pour ce qui est de « glisser » opportunément vers les organes sexuels à cause de l’huile, voilà un bien drôle d’accident digital pour un spécialiste des manipulations corporelles.

L’accusé dit avoir porté deux masques – c’était en pleine pandémie. La plaignante ne l’a pas remarqué, ce qui semble douteux à la juge. Plus douteux : comment aurait-elle pu sentir son souffle sur ses seins avec les deux masques ?

J’insiste : ce n’est évidemment pas l’acquittement en soi qui est contestable ici. C’est l’analyse du comportement « défectueux » de la plaignante. Depuis longtemps, la Cour suprême a décrété que les juges doivent éviter de perpétuer des stéréotypes de culpabilisation de la plaignante ou d’entretenir le mythe de la « bonne victime ». La juge Roy rappelle d’ailleurs ces principes au tout début de son jugement.

Et pourtant, elle fait exactement cela : chercher la bonne victime.

Cette femme aurait bien pu prendre une serviette si elle était mal à l’aise d’être nue, voire se rhabiller, dit la juge Roy. « Elle en était libre. »

On n’est pas si loin du « pourquoi n’avez-vous pas serré les genoux ? » de triste mémoire, qui a valu la destitution d’un juge albertain.

C’est faire fi de la situation d’autorité de l’ostéopathe. Mais oui, elle aurait pu refuser de se dévêtir. Elle aurait pu se rhabiller. Elle aurait pu ouvrir les yeux. Etc. Mais obéir aux commandes de traitement n’a rien d’étrange et d’incroyable, même si ces commandes sont déplacées.

Ce ne serait pas la première victime à « figer ».

Y avait-il matière à condamnation, par ailleurs ? Peut-être, peut-être pas. Mais c’est une erreur de principe majeure que de rechercher ce « bon » comportement, ou une attitude prétendument « normale ». On peut penser qu’il y aura appel.

Et c’est ici qu’on entre dans ce qui est le plus préoccupant de ce dossier : la compétence de la juge Joëlle Roy elle-même.

Nommée il y a seulement sept ans, elle s’est fait corriger sévèrement par les tribunaux d’appel à plusieurs reprises.

  • Le mois dernier, la Cour d’appel a cassé un de ses jugements où elle avait annulé une saisie, prétendument parce que la police n’avait pas de motifs suffisants, mais uniquement des « soupçons ». Aucune drogue n’avait été observée ou saisie, avait dit la juge Roy. Mais… c’est justement pour ça que la police voulait un mandat : pour en saisir.
  • En avril 2022, la Cour d’appel annule l’acquittement du chef du groupe ultranationaliste Atalante, qui était entré par effraction dans les locaux du média Vice. L’absence de violence physique ne change rien, ni la « liberté d’expression », considérée par la juge.
  • En août 2022, la Cour d’appel lui reproche d’avoir « complètement évacué » la violence d’un crime en condamnant à des travaux communautaires un homme qui avait fracassé la mâchoire d’un autre. La Cour d’appel a dû intervenir deux fois, car la juge avait invalidé un article du Code criminel interdisant l’absolution en cas de voies de fait graves – la Cour d’appel a imposé un an de prison.
  • En novembre 2021, la Cour d’appel lui reproche d’avoir condamné à des travaux communautaires un homme qui se débarrassait dans des stationnements de déchets de construction destinés au recyclage. La défense avait accepté une peine de 12 mois de prison avec sursis. La décision de la juge Roy était mal motivée, d’autant que le complice de l’accusé avait été condamné à 15 mois.
  • En janvier 2021, la Cour suprême lui a reproché d’avoir bafoué les droits du policier Éric Deslauriers, qu’elle a déclaré coupable d’homicide involontaire. La Cour suprême a été particulièrement sévère avec la juge.

Bien sûr, il n’y a rien de honteux pour un magistrat à voir un ou plusieurs de ses jugements cassés en appel. Il y a parfois des interprétations différentes, et personne n’est à l’abri des erreurs – sans quoi on n’aurait pas besoin de tribunaux d’appel.

Mais à part la quantité, il y a la manière. Et quand on examine les jugements, on se rend compte que ce sont des erreurs de jugement sérieuses à répétition qui sont retenues contre la juge.

Cela, même après correction, entraîne de nouveaux procès, des coûts, des incertitudes, une perte de crédibilité, etc.

À ce niveau de correction, on peut carrément s’interroger sur sa compétence.

En somme, il n’y a pas que cette plaignante qui pourrait ouvrir les yeux.

Lisez « La plaignante aurait pu « ouvrir les yeux », selon la juge »