Mais qu’est-ce que je fous ici ? Cette question, je me la suis posée à plusieurs reprises, dimanche après-midi, dans une salle au plancher collant d’un cinéma Guzzo, à Montréal. J’assistais à un « débat » interminable, Réchauffement climatique : fraude ou réel danger ?, organisé par une poignée de complotistes devenus célèbres dans certains recoins du web lors de la pandémie et cherchant manifestement de nouveaux épouvantails à pourfendre.

Après l’imposture du coronavirus, pourquoi pas celle des changements climatiques ? Ne s’agit-il pas du prochain prétexte que brandiront nos gouvernements (et nos vilains médias) pour restreindre nos droits et libertés ? Assurément, chers complotistes. Assurément.

Pendant cinq heures, dans cette salle de cinéma, on a eu droit à une version hallucinée du fameux Lâchez-moi avec les GES ! Le réchauffement est une « imposture sans nom », s’est emporté un panéliste particulièrement crinqué. Un « climato-scientifique » autoproclamé nous a conseillé d’oublier ça, l’idée de réduire nos émissions de CO2, puisque ces émissions n’ont rien à voir avec le réchauffement, même qu’elles contribuent au « reverdissement de la planète ». Tout ça, et bien d’autres inepties, pour 91,23 $ le billet. Une aubaine !

Qu’est-ce que je foutais là, donc ? J’y suis allée pour un panéliste, qui s’est sûrement lui-même demandé à plusieurs occasions s’il n’aurait pas eu mieux à faire, finalement, de son dimanche. Philippe Gachon, expert en hydroclimatologie, professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), chercheur depuis 25 ans. Une sommité dans son domaine et, manifestement, la seule personne habilitée à parler de changements climatiques parmi les cinq panélistes invités à ce « débat » pseudoscientifique.

À l’UQAM, les collègues de Philippe Gachon l’avaient mis en garde : que vas-tu faire là-bas ? À quoi tout cela va-t-il bien pouvoir servir ? Le professeur n’allait-il pas servir de caution aux négationnistes du climat, trop heureux de pouvoir s’offrir un « débat » avec un vrai climatologue ?

La question se pose sérieusement : faut-il débattre avec les climatosceptiques ?

Quand j’ai entendu parler de cette affaire, la semaine dernière, j’ai eu le réflexe de répondre par la négative. Après tout, il n’y a pas de débat à avoir. Plus de 99 % des articles publiés dans la littérature scientifique reconnaissent que les changements climatiques sont principalement causés par l’activité humaine1. C’est ce qu’on appelle un consensus scientifique écrasant. Un fait établi, incontestable, sans équivoque.

Alors, pourquoi tenter de convaincre une minorité de gens qui persistent à nier l’évidence ? En 2023, le débat devrait porter non pas sur l’existence des changements climatiques, mais sur les mesures à prendre pour s’y adapter et pour freiner leur progression.

« Philippe Gachon perd son temps », s’est impatienté Gilles Brien, ancien président de l’Association professionnelle des météorologistes du Québec, dans un courriel adressé vendredi à plusieurs journalistes, les implorant de ne « pas donner d’oxygène » aux organisateurs de l’évènement. « C’est fini le temps de débattre. Trop tard pour les discussions stériles. Ces idiots inutiles veulent remettre en cause la loi de la gravitation et débattre des lois de la météorologie. Qu’ils ne connaissent pas. »

À la veille du débat, j’ai demandé à Philippe Gachon s’il savait dans quoi il s’embarquait. Il m’a semblé un peu nerveux, mais déterminé. « Contrer la désinformation, ça fait partie de notre rôle », m’a-t-il expliqué. Il refusait d’abandonner la tribune aux négationnistes. Il estimait que s’il réussissait à convaincre une seule personne dans cette salle de cinéma, il n’aurait pas perdu son temps.

« Philippe, c’est un idéaliste », m’a soufflé à l’oreille Véronique Cnockaert, professeure de littérature à l’UQAM. Elle avait sacrifié son après-midi dominical pour soutenir son collègue et avait choisi, par hasard, le siège voisin du mien.

Devant un auditoire poli, mais loin d’être gagné à sa cause, Philippe Gachon a procédé comme il l’aurait fait dans une salle de classe. Méthodiquement. Sans s’énerver.

Non, les rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ne sont pas le fruit d’une vaste conspiration mondiale. Oui, le climat se réchauffe à un rythme sans précédent depuis 2000 ans. L’ampleur des dégâts, dans les années à venir, dépendra de nous. De nous tous.

Il faut agir, collectivement. De cela, Philippe Gachon en est convaincu. C’est son travail, estime-t-il, de tenter de le faire comprendre au plus grand nombre. « Après l’été qu’on vient de vivre, avec les feux de forêt, les vagues de chaleur et les inondations… on a tous été témoins des bouleversements climatiques. On ne peut plus rester insensibles et, surtout, inactifs. […] L’inaction, l’ignorance et le déni, ça finit par tuer des gens. »

« Ouf ! Je vais mettre plusieurs jours à m’en remettre ! », a laissé tomber le professeur lorsque je l’ai rappelé pour prendre de ses nouvelles, après le débat. Il m’a confié avoir bouilli intérieurement en écoutant les « arguments insensés » des panélistes. Il n’en a rien laissé paraître.

Il n’a aucun regret. Parce qu’au bout de cinq heures, une trentaine de membres de l’auditoire sont allés le voir, sur scène. « Ils m’ont remercié d’avoir eu le courage d’être venu. » Ils lui étaient reconnaissants de les avoir considérés avec respect, sans mépris ni arrogance.

Ces personnes ne sont pas toutes complotistes, croit le climatologue. Certaines sont possiblement manipulées par des opportunistes qui ont compris à quel point la désinformation peut se transformer en business lucratif.

« Elles sont peut-être isolées ou enfermées dans une bulle, sur les réseaux sociaux. Je les ai exposées à une vision à laquelle elles ne sont pas exposées. »

À défaut de les avoir convaincues, Philippe Gachon a l’impression d’avoir « ouvert un canal de communication ». Et ça, dans notre monde hyperpolarisé, c’est déjà beaucoup.

En fin de compte, le professeur peut se réjouir d’avoir convaincu au moins une personne dans la salle : moi. Il a raison, on ne gagnera rien à mettre ces gens dans le « panier des déplorables » et à refuser d’entamer un début de dialogue. La planète, elle, risque d’avoir beaucoup à perdre.

1. Lisez un article à ce sujet (en anglais)