« Aujourd’hui, fête de la poésie, j’ai été salué par des grues qui volaient haut dans le ciel et j’ai cru les entendre chanter : "Tout ira bien en Ukraine. Je crois en la victoire." »

Ce sont les derniers mots inscrits dans le journal de l’auteur de littérature jeunesse ukrainien Volodymyr Vakulenko. Il les a écrits le 21 mars 2022. Son village était alors sous occupation russe et, non, tout n’irait pas bien en Ukraine. D’ailleurs, il devait le sentir, puisqu’il a roulé son journal bien serré dans un sac de plastique et l’a enterré sous un cerisier, dans le jardin de son père.

Trois jours plus tard, des soldats russes ont cogné à sa porte. Ils l’ont emmené dans l’immeuble qui leur servait de quartier général, dans la ville d’Izioum, et l’ont exécuté de deux balles dans la tête.

Je vous ai raconté le destin tragique de Volodymyr Vakulenko, en janvier. Je vous ai parlé de la sinistre pinède où l’occupant russe avait enseveli son corps, avec des centaines d’autres. Sa mère, Olena Ihnatenko, m’avait juré, en pleurs, qu’il n’avait jamais tenu un fusil de sa vie. Même après le déclenchement de la guerre, il s’était contenté de tenir la plume. Il notait tout dans son journal : les frappes aériennes, les combats, les privations de nourriture et d’électricité, la vie sous l’occupation.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Olena Ihnatenko montre des photos de son fils Volodymyr Vakulenko, exécuté par les soldats russes.

Si je vous en reparle aujourd’hui, c’est que ce précieux document aurait pu rester enfoui à jamais, si cela n’avait été du courage et de la détermination de Victoria Amelina. Peu après le déclenchement de la guerre, cette écrivaine de 37 ans, célébrée en Ukraine et en Europe, a fait une pause d’écriture pour remplir une mission qu’elle estimait urgente : documenter les crimes de guerre russes.

Après le retrait des troupes russes du village de Volodymyr Vakulenko, en septembre 2022, Victoria Amelina s’est rendue sur place pour déterrer le journal de l’écrivain, sous le cerisier du jardin paternel.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER DE VICTORIA AMELINA

Le journal de Volodymyr Vakulenko, retrouvé par Victoria Amelina

« Le soir même, dès que je suis arrivée dans un village où une connexion mobile fonctionnait, j’ai photographié chaque page du journal et j’ai envoyé les photos à Tetyana Pylypchuk, directrice du Musée littéraire de Kharkiv, et à Tetyana Teren, directrice de PEN Ukraine. C’est alors que je me suis sentie un peu plus à l’aise : le message de Volodymyr serait sauvé même si, le lendemain, je devais marcher sur une mine antipersonnel. Tant qu’un écrivain est lu, il est vivant », a écrit Victoria Amelina en préface du Journal de l’occupation, qui vient d’être publié en Ukraine.

C’est tout chaud sorti des presses : le bouquin a été présenté pour la première fois le 23 juin au festival international du livre de Kyiv. « La mère et le fils de l’écrivain étaient sur scène. La mémoire de Vakulenko est vivante », s’est réjouie Victoria Amelina sur Twitter. Ce soir-là, elle a récité de la poésie, malgré les missiles qui pleuvaient sur la capitale.

« Cette nuit, j’ai regardé des boules de feu dans le ciel, depuis mon balcon à Kyiv, et j’ai entendu des explosions, a-t-elle tweeté le 24 juin. Je me suis endormie sans regarder les nouvelles. La guerre, c’est quand vous ne pouvez plus suivre toutes les nouvelles et pleurer tous les voisins qui meurent à votre place, à quelques kilomètres de là. »

Le destin a frappé trois jours plus tard, sous la forme d’un missile Iskander.

Victoria Amelina était attablée au Ria Lounge de Kramatorsk, dans l’est de l’Ukraine, avec une délégation de journalistes et d’écrivains colombiens quand le missile balistique russe a fracassé le restaurant, bondé à cette heure-là.

Il n’en reste guère que des gravats, du métal tordu et quelques sofas blancs tachés de sang. La frappe a fait 13 morts, dont trois enfants, et une soixantaine de blessés. Tous des civils. Clairement, cela constitue un crime de guerre. Un autre.

Celui-là, par contre, Victoria Amelina ne pourra pas le documenter.

Le 1er juillet, l’écrivaine a succombé à ses blessures.

Au moins 9000 civils ukrainiens ont été tués depuis l’invasion russe, selon une récente estimation du Haut-Commissariat des Nations unies pour les droits de l’homme.

Sur le terrain, des experts internationaux, européens et ukrainiens consignent chaque crime de guerre allégué. Chaque cas de torture, de détention illégale, de violence sexuelle, d’exécution sommaire.

La tâche est lourde : il y en a des dizaines de milliers.

Les experts compilent des preuves qui permettront peut-être, un jour, de réclamer des comptes non seulement à ceux qui ont perpétré ces crimes, mais également à ceux qui les ont sanctionnés – à commencer par Vladimir Poutine, ultime responsable de ce terrible gâchis.

Victoria Amelina s’était enrôlée auprès de l’organisme des droits de la personne Truth Hounds. Elle avait été formée pour récolter des preuves. Elle travaillait aussi à bâtir un réseau de journalistes et d’intellectuels étrangers sympathiques à la cause ukrainienne.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER DE VICTORIA AMELINA

Victoria Amelina (photo) avait mis de côté sa carrière d’écrivaine pour documenter les crimes de guerre perpétrés par l’occupant russe.

Mère d’un garçon de 12 ans, elle était consciente des risques qu’elle prenait. Mais elle estimait ne pas avoir le choix. Les Ukrainiens, selon elle, étaient « obsédés par [leur] liberté » et « prêts à mourir pour elle ».

Mais Victoria Amelina voulait vivre, bien sûr.

Le 13 juin, elle a tweeté à propos du festival de littérature de New York, qu’elle a fondé un an avant la guerre. Pas New York, la mégalopole américaine. New York… le minuscule village du Donbass, désormais ciblé par les frappes russes. « L’autodérision a fait du village de New York un endroit fantastique », avait-elle écrit.

Or, voilà que les Russes, dénués de tout sens d’autodérision, étaient sur le point d’annihiler New York, rageait-elle. « Mais les Ukrainiens survivront, riront et organiseront des festivals de littérature dans tous les New York possibles. Je le promets. »

Ça devra se faire sans elle. Ou alors, il faudra mettre ses œuvres au programme.

Tant qu’un écrivain est lu, il est vivant.