(Izioum, Ukraine ) Une neige fine recouvre la terre fraîchement remuée de la forêt de pins. Tout est silencieux. Le calme après la tempête. Il n’y a plus que des fosses vides, ici. Quelques cercueils, vides aussi. Des fleurs de plastique. Une chaussure d’enfant.

Des rubans de signalisation zigzaguent entre les troncs d’arbres. Ils marquent les endroits où on a exhumé les corps. Cette paisible forêt est une vaste scène de crime.

  • Timyr Tertischnii, chef des enquêtes de la police d’Izioum

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    Timyr Tertischnii, chef des enquêtes de la police d’Izioum

  • Une délicate enquête policière est en cours pour identifier les corps exhumés.

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    Une délicate enquête policière est en cours pour identifier les corps exhumés.

  • Les membres d’une famille tués dans le bombardement d’un immeuble résidentiel ont été enterrés ici.

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    Les membres d’une famille tués dans le bombardement d’un immeuble résidentiel ont été enterrés ici.

  • Une fosse commune, où 17 soldats ukrainiens ont été ensevelis.

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    Une fosse commune, où 17 soldats ukrainiens ont été ensevelis.

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De crimes de guerre, perpétrés pendant plus de six mois par l’occupant russe près d’Izioum, dans l’est de l’Ukraine. Six mois de pillages, de destruction, de torture, de détentions illégales et d’exécutions sommaires.

Six mois de terreur absolue.

À la mi-septembre, des enquêteurs ukrainiens ont exhumé 451 corps dans la pinède. Ils n’ont laissé que les croix de bois marquées d’un simple numéro.

Il ne s’agit pourtant pas que de numéros, mais d’êtres humains. Chaque tombe éventrée dans cette forêt a une histoire tragique à raconter.

Sous la croix 319, par exemple, il y avait un auteur de littérature jeunesse. Beaucoup de parents ukrainiens connaissent bien son œuvre ; ils lisent ses histoires à leurs enfants, le soir, pour les endormir.

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La tombe numéro 319

Il s’appelait Volodymyr Vakulenko. C’était un doux poète. À la fin mars 2022, les occupants russes l’ont exécuté de deux balles dans la tête.

Après avoir vécu à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, Volodymyr Vakulenko était revenu s’établir avec son fils autiste dans son village natal de Kapitolivka, tout près d’Izioum. « Il n’avait jamais tenu un fusil dans ses mains », insiste sa mère, Olena Ihnatenko.

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Olena Ihnatenko montre des photos de son fils, Volodymyr Vakulenko.

Quand la guerre a éclaté, l’écrivain a décidé de faire ce qu’il faisait de mieux : écrire.

Il a tout noté dans un journal. Les combats qui grimpaient « comme une vipère en colère » au plus près d’Izioum. Les frappes aériennes. Quatre maisons de son village « balayées, comme si elles n’avaient jamais été là ». Un cratère au fond duquel une canalisation arrachée crachait des trombes d’eau « tel du sang s’échappant d’une artère coupée ».

Au terme d’une bataille dévastatrice, les troupes russes se sont emparées d’Izioum.

Malgré le danger, Volodymyr Vakulenko a continué d’écrire. Désormais, il documentait la vie sous l’occupation, furtivement, prenant soin d’enterrer son journal sous un cerisier, dans le jardin.

« Les premiers jours de l’occupation, j’ai pris un coup de vieux, sans doute aussi à cause de la faim, notait-il. Maintenant, je me suis ressaisi. Je laboure même mon potager un tout petit peu et j’ai fait mes réserves de pommes de terre. »

Izioum était devenu méconnaissable. Les soldats russes étaient partout dans la ville dévastée, coupée du reste de l’Ukraine. Il n’y avait plus d’électricité, plus d’eau courante, plus de réseau téléphonique. Les habitants avaient basculé dans l’âge de pierre – et dans la peur.

« J’ai toujours su que je serais trahi tôt ou tard », a écrit Volodymyr Vakulenko dans l’une des dernières pages de son journal. Il avait raison.

Le 22 mars, des soldats russes ont cogné à sa porte. L’écrivain n’était pas surpris ; il connaissait les rumeurs à son sujet. Dans son minuscule village, tout se savait. Son fervent nationalisme ukrainien n’était un secret pour personne.

Les soldats russes sont revenus le 24 mars. Ils l’ont emmené avec eux. On ne l’a jamais revu vivant.

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Olena Ihnatenko a plaidé en vain auprès des occupants russes pour qu’ils relâchent son fils.

« J’ai couru à l’endroit où les soldats avaient établi leur quartier général, au village, raconte sa mère, Olena Ihnatenko. Ils m’ont dit très poliment de ne pas m’inquiéter, qu’ils n’étaient pas des nazis et qu’ils allaient libérer Volodymyr. J’ai attendu un jour, j’ai attendu deux jours. Le troisième jour, je suis retournée au quartier général. L’attitude des soldats avait changé. Ils m’ont chassée sans ménagement. »

Son fils était probablement déjà mort.

Mais cela, Olena Ihnatenko n’en aurait la confirmation qu’après la libération d’Izioum, le 10 septembre. Sous l’occupation, on chuchotait, mais on ne savait rien, vraiment. Il y avait des rumeurs de salles de torture, de disparitions, de corps abandonnés dans les rues. Des horreurs impossibles à vérifier, noyées dans le grand brouillard de la guerre.

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Distribution de pain aux habitants du village du Kapitolivka

Maintenant que les troupes se sont retirées, le brouillard se dissipe peu à peu et l’Ukraine est déterminée à documenter les crimes de guerre perpétrés par les forces russes. Tous les crimes de guerre. Un par un.

Elle est déterminée à ne rien pardonner, à ne rien oublier.

Un dossier à charge contre la Russie

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Le médecin légiste Oleh Buchkovskyi ouvre délicatement un sac mortuaire pour procéder à un test d’ADN.

Le médecin légiste Oleh Buchkovskyi, vêtu d’une combinaison Hazmat, ouvre délicatement un sac mortuaire. L’odeur de cadavre putréfié saute à la gorge.

Nous sommes à la morgue de Kharkiv, plus grande ville de l’est de l’Ukraine. Le corps étendu sur la table d’autopsie – ou ce qu’il en reste – a été exhumé en septembre dans la forêt de pins d’Izioum. Le médecin légiste prélève un échantillon afin de procéder à un test d’ADN avec une nouvelle technique qui, espère-t-on, permettra enfin d’identifier ces restes humains.

Des 451 corps exhumés à Izioum, 142 sont toujours empilés dans un conteneur réfrigéré, à l’extérieur de la morgue de Kharkiv. Une génératrice permet de les garder au frais malgré les fréquentes pannes de courant.

Des sacs de sable empilés devant les fenêtres protègent la salle d’autopsie des bombardements. Le corps amaigri d’un soldat ukrainien est étendu sur une table voisine ; il a été tué par un shrapnel.

La guerre ralentit considérablement la tâche des médecins légistes. Les labos sont presque déserts ; plusieurs spécialistes ont fui les combats. Et l’état de putréfaction avancée des corps complique encore les choses, explique Oleh Podorozhnii, chef du Bureau d’expertise médicolégale de Kharkiv.

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Oleh Podorozhnii, médecin légiste et chef du Bureau d’expertise médicolégale de Kharkiv

Il a vécu 103 jours dans cette morgue glauque aux plafonds bas et aux murs verdâtres, au plus fort des frappes sur Kharkiv. Parce que le sous-sol servait d’abri antibombes. Mais aussi, parce qu’il avait « beaucoup de travail ».

Beaucoup trop de travail.

« Chaque point sur cette carte correspond à une frappe russe », dit Oleksandr Filchakov, procureur en chef de la région de Kharkiv.

La carte qu’il pointe est constellée de points multicolores.

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Oleksandr Filchakov, procureur en chef de la région de Kharkiv, montre les endroits où la Russie a frappé.

La Russie a frappé Kharkiv pour la première fois, dit-il, le 24 février 2022, à 7 h du matin. Trois heures après avoir déclenché la guerre en Ukraine.

Depuis, le procureur et son équipe documentent chaque violation des lois de la guerre commise par les soldats russes dans la région de Kharkiv. Leur tâche est colossale.

« Nous avons ouvert plus de 10 000 dossiers. Cela comprend 7700 frappes sur des cibles civiles, 87 meurtres prémédités, plus de 300 cas d’emprisonnement illégal, 2000 cas de pillage, 8 cas de viol… », énumère-t-il.

Aux limites de Kharkiv, dans un terrain clôturé dont l’emplacement exact est gardé secret pour des raisons de sécurité, le procureur entrepose les carcasses de missiles russes tombés sur la ville.

Plus de 1000 cylindres de métal tordu rouillent lentement dans cet étrange cimetière. Autant d’éléments de preuve pour constituer un dossier à charge contre les autorités russes devant un tribunal international.

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Le cimetière de missiles russes lancés sur Kharkiv

Chaque missile entreposé ici est dûment identifié. On connaît l’endroit où il a frappé, le nombre de victimes qu’il a faites, le nombre d’immeubles qu’il a détruits.

Le procureur Oleksandr Filchakov connaît beaucoup de ces dossiers dans leurs plus sinistres détails. Ici, un bébé tué dans sa poussette. Là, un homme fauché à l’arrêt d’autobus. Ailleurs, un immeuble résidentiel réduit en poussière…

Minutieusement, il consigne ces crimes perpétrés contre des civils. Pour lui, c’est crucial. Et personnel.

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Les membres de mon équipe et moi, nous sommes tous natifs de Kharkiv. Pour nous, c’est une affaire de principe d’identifier ceux qui ont fait ça et de les poursuivre en justice.

Oleksandr Filchakov, procureur en chef de la région de Kharkiv

Il documente tout, en sachant fort bien que Vladimir Poutine et ses sbires risquent peu de se retrouver sur le banc des accusés. « Poutine n’est pas immortel. Un jour, il y aura un nouveau président en Russie. » Alors, dit-il, les choses changeront peut-être…

D’ici là, la « priorité, c’est d’identifier les soldats qui ont commis ces crimes. Les Russes doivent savoir qui sont les criminels de guerre qui vivent parmi eux ».

« Tout ira bien en Ukraine »

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Valentina Pavlenko prélève un échantillon de salive à l’intérieur de sa joue.

Armée d’un coton-tige, Valentina Pavlenko prélève un échantillon de salive à l’intérieur de sa joue, dans un bureau de la police régionale de Kharkiv. Ses parents sont morts à Izioum après avoir manqué de médicaments dans la ville occupée. Victimes collatérales de la guerre.

Ils ont été enterrés dans la pinède. Valentina Pavlenko a fait le voyage des Pays-Bas, où elle a trouvé refuge, en espérant qu’un test d’ADN permettra d’identifier les corps de ses parents parmi ceux qui sont entreposés à la morgue.

« Notre principale difficulté, c’est de trouver les proches pour obtenir une parité génétique. Beaucoup de civils ont fui les territoires occupés au début de la guerre. Nous faisons régulièrement des appels à tous sur l’internet », explique Oksana Oliinyk, cheffe du service des crimes contre la vie et la santé à la police régionale de Kharkiv.

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Oksana Oliinyk et Ludmila Podboi, de la police régionale de Kharkiv, mènent l’enquête sur les corps ensevelis par l’occupant russe dans la pinède d’Izioum.

Elle nous reçoit dans un minuscule bureau sans fenêtre, au sous-sol d’un immeuble commercial. Elle s’excuse : la centrale de police a été ciblée par un missile russe, en septembre. Des documents et des sacs de preuves scellés s’entassent dans tous les coins.

Sur les 451 corps exhumés dans la forêt, note Oksana Oliinyk, 17 montraient des signes évidents de torture : corde autour du cou, mains liées dans le dos, côtes brisées, balles dans les rotules.

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Cet immeuble résidentiel d’Izioum a été scindé par un missile russe le 3 mars dernier, qui a fait 44 morts.

L’enquête policière a aussi établi que 66 personnes ont succombé dans des bombardements ; 25 ont été tuées à l’arme blanche ou ont eu le crâne fracassé ; 15 autres ont été exécutés par balle, dont le numéro 319 : Volodymyr Vakulenko.

Quand l’écrivain a disparu, son ex-femme, à Lviv, a lancé un avis de recherche sur les réseaux sociaux, déclenchant rapidement une mobilisation internationale pour retrouver l’homme de 50 ans.

Mais dans le village de Kapitolivka, privé de connexion internet, Olena Ihnatenko ne savait rien de cette manifestation de solidarité envers son fils. Elle était seule au monde, sur une autre planète. « Je cherchais mon fils à pied. J’allais partout à sa recherche », raconte la femme de 71 ans.

Longtemps, elle a espéré retrouver son fils vivant. Elle n’a pas su qu’il avait été exécuté au début de l’occupation ni que son corps était resté pendant plus d’un mois au bord d’une route avant d’être enterré dans la forêt de pins.

Même après la libération, quand le corps de son fils a été exhumé de la tombe 319 avec ses papiers d’identité, Olena Ihnatenko a voulu croire que c’était peut-être une erreur. Le test d’ADN a anéanti ses derniers espoirs. « Cela a été le jour le plus noir de ma vie. »

Elle a enterré son fils le 6 décembre. À Kharkiv. « Je ne l’ai pas enterré ici, à Kapitolivka, parce qu’il a été trahi par des collabos de ce village, peste-t-elle. Ce trou perdu n’était pas un endroit pour lui. »

Le journal de Volodymyr Vakulenko a été déterré sous le cerisier de son jardin, après la libération du village. Il se trouve maintenant au musée de Kharkiv.

L’écrivain a rédigé ses derniers mots le 21 mars, trois jours avant son arrestation : « Aujourd’hui, fête de la poésie, j’ai été salué par des grues qui volaient haut dans le ciel et j’ai cru les entendre chanter : “Tout ira bien en Ukraine. Je crois en la victoire.” »

À lire demain : La torture sous l’occupation russe