Quand Chibougamau s’est réveillé, lundi matin, un filet de cendres couvrait les voitures, comme un premier signe de l’apocalypse à venir. Un incendie faisait rage à des centaines de kilomètres de la ville. Louis Rivard ne s’inquiétait pas trop. Pas encore.

Vers 15 h, le vent a tourné. Le ciel s’est rempli de poussière. Le soleil est devenu rouge, comme un coucher de soleil en plein après-midi. « J’avais travaillé dehors toute la journée et les yeux commençaient à me picoter. On n’y voyait presque rien à 300 mètres. »

En soirée, les habitants de la ville ont dû rester à l’intérieur et fermer leurs fenêtres.

La femme de Louis Rivard lui a demandé de faire des provisions d’eau et d’essence, au cas où. Il a obtempéré. Mais pour les bagages, il s’est dit que ça ne pressait pas. « Les feux étaient à 600 kilomètres. Je n’y croyais pas vraiment… »

Le lendemain, mardi, tout a déboulé. En matinée, un client bien au fait du terrain a prévenu Louis Rivard que de forts vents faisaient progresser l’incendie à une vitesse effarante. « Si ça continue, ça va frapper Chibougamau quelque part ce soir », lui a-t-il confié.

Lors de sa pause dîner, Louis Rivard, qui travaille à la SAQ, est allé faire des courses au Rona. Là-bas, on lui a dit que le brasier poursuivait sa course folle. Il était désormais à 60 kilomètres de la ville.

Le soir venu, le feu n’était plus qu’à 25 kilomètres.

Ma femme paniquait un peu. Elle me disait : “Regarde les voisins. Ils partent avec leurs bagages…”

Louis Rivard

À 20 h 30, un voisin est venu cogner à sa porte : la mairesse venait de décréter l’état d’urgence. Il fallait évacuer les lieux sur-le-champ. Louis Rivard n’a pas eu le choix. Il a rempli en vitesse un petit sac de sport. Il a pris une photo de sa maison, située à 200 mètres de la forêt d’épinettes.

Et il est parti, en laissant tout derrière.

Qu’est-ce qu’on emporte quand le ciel s’enflamme et qu’on risque de tout perdre ? Quand les autorités nous enjoignent de ne prendre que l’essentiel ?

Louis Rivard n’a pas eu le temps d’y penser. Presque instinctivement, il a fourré dans son sac trois chandails de sport : celui des Bruins (de Patrice Bergeron), celui des Red Sox et celui de la Fondation Équipe-Québec.

Si c’était à refaire, s’il avait eu le temps, il aurait installé son canot sur le toit de sa voiture. Il aurait embarqué ses moteurs. Son équipement de pêche. Ses armes de chasse. Ses livres. Ses albums de généalogie. Ses quatre caisses de photos de famille. « Si ça brûle, c’est fini. Ce n’est pas numérisé, rien. »

Tout ça est éminemment personnel, bien sûr. D’autres évacués angoissent probablement pour tout autre chose : le potager, la collection de disques ou la vaisselle de porcelaine. Pour le chat, à qui on a laissé trois bols remplis à ras bord…

Parce qu’évidemment, on se dit qu’on va revenir. Une ville entière ne peut pas partir en fumée comme ça…

Selon la SOPFEU, la situation est stable. Jeudi, l’incendie se trouvait à 15 kilomètres de Chibougamau, mais avait peu progressé grâce au travail des pompiers et à des conditions plus fraîches. Ce n’est pas encore gagné, mais si tout se passe bien, les habitants pourront rentrer à la maison mardi.

Si tout se passe bien. Mais… si le vent tourne encore ?

Ce ne sont pas que des possessions matérielles que les habitants de Chibougamau risquent de perdre. Pour beaucoup, c’est aussi l’emploi qui les fait vivre. C’est l’entreprise qu’ils ont mis toutes leurs énergies à bâtir. Mais surtout, c’est l’endroit où ils se sentent mieux que nulle part ailleurs. Chez eux.

C’est la rue tranquille où ils ont appris à faire du vélo. Le boisé où ils ont embrassé leur première blonde, leur premier chum. La rue principale où ils ont fait les 400 coups. Le parc où ils ont emmené jouer leurs enfants. La cabane à patates frites. Le dépanneur du coin. Les lacs, les sentiers, la forêt.

Pour Louis Rivard, c’est la forêt, surtout.

Chibougamau est sa ville d’adoption. Originaire de Sherbrooke, il a choisi l’endroit pour sa nature exceptionnelle, il y a trois ans.

Je voulais vivre à la Baie-James avant de prendre ma retraite. J’ai cinq enfants, ils sont tous partis. Je voulais vivre ça.

Louis Rivard

Avec ses milliers de lacs et de rivières, la Jamésie est un joyau méconnu des Québécois, regrette-t-il. « De voir disparaître en fumée toute cette faune et cette forêt parmi les plus pures et vierges au monde, c’est d’une tristesse infinie. Notre Terre-Mère vient d’en manger toute une. »

À contrecœur, mardi soir, Louis Rivard a donc pris la route 167 Sud en direction de Roberval. Un trajet de moins de trois heures, en temps normal. Il a roulé toute la nuit, lentement, péniblement, coincé dans une sorte de bouchon infernal de 255 kilomètres.

« Je me suis arrêté à 3 h 45 pour dormir une heure. Je n’étais plus capable. » Il roulait à 10 km/h et s’assoupissait chaque fois que la voiture s’immobilisait sur la route, c’est-à-dire souvent. Il est arrivé à l’aréna de Roberval à 6 h 40.

Une vision surréelle l’attendait. Des réfugiés hagards et fatigués. Des lits de camp alignés par centaines. La Croix-Rouge pour diriger le trafic. « On voit ça quand il y a des drames dans d’autres pays, avec Médecins sans frontières… » Cette fois, ça se passait chez lui.

Louis Rivard n’a pas voulu rester à l’aréna à se tourner les pouces. Il a proposé ses services pour aider les pompiers à sauver Chibougamau. On lui a répondu qu’on n’avait pas besoin de bénévoles, pour le moment.

Jeudi, Louis Rivard est donc parti à Sherbrooke. Il ne lui reste plus qu’à attendre, en suivant les nouvelles : le ciel orangé de New York, où on a ressorti les masques N95 ; les points de presse quotidiens de François Legault, comme à l’ère pandémique. Le premier ministre a d’ailleurs repris son rôle de bon père de famille, expliquant aux récalcitrants qui refusent de suivre les consignes qu’il y va de leur vie…

Il ne lui reste qu’à attendre, dans l’angoisse de perdre sa maison. Mais aussi, Chantiers Chibougamau, le poumon économique de la ville, qui emploie 700 des 7200 habitants. Si cette entreprise majeure y passe, craint-il, « la ville ne s’en remettra pas ».

Il ne lui reste qu’à attendre, en priant pour la pluie. Diluvienne.