Les portes de l’ascenseur se sont ouvertes au 8étage, celui de l’appartement d’Yves Bélair. J’ai mis le pied dans le couloir, nerveux.

J’ai écrit sur l’aide médicale à mourir cent fois, au moins, depuis dix ans.

Mais je n’ai jamais assisté à ce soin ultime.

Hier et avant-hier, je vous ai parlé de la vie pas ordinaire d’Yves Bélair, atteint de paralysie cérébrale. Une vie à faire son chemin malgré un corps-prison.

Une vie bien entourée, pleine d’amitiés.

Une vie à donner au suivant, aussi. Je vous ai parlé des bourses qu’il a créées pour les personnes handicapées, à l’UQAM notamment : 142 000 $ en 30 ans, de son propre argent et de celui sollicité à son entourage, un exploit titanesque pour un homme ni riche ni plogué comme les habitués de la philanthropie montréalaise…

Hier, je vous ai quitté au terme de ma deuxième rencontre avec Yves, dans cette chronique qui documentait l’usure qui a fini par gagner ce battant qui n’a jamais baissé les bras, je vous ai dit les vexations d’un corps qui lâche, ajoutées aux petites indignités de services à domicile pas toujours adéquats, la frustration d’une élocution de plus en plus ardue…

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

L’usure a fini par gagner Yves Bélair, ce battant qui n’a jamais baissé les bras.

Et je vous ai raconté qu’Yves avait pris la décision de demander l’aide médicale à mourir.

Il m’a invité à y assister. J’ai dit oui.

Les portes de l’ascenseur se sont donc ouvertes, en ce mardi 16 mai. Il était 15 h. Olivier Bédard, le grand ami d’Yves, était là, au bout du couloir. J’ai marché vers lui, nerveux.

Je suis entré dans l’appartement.

C’était… le party.

Yves rayonnait, riait.

En me voyant, Yves a grogné, l’œil taquin.

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Tout le monde était là pour accompagner Yves Bélair dans son ultime voyage. Sur la photo, il est en compagnie de son amie Brigitte Groulx.

Brigitte Groulx, l’autre grande amie d’Yves, assise à côté de lui, a traduit : « Oui, Yves, on va donner du champagne à Patrick… »

Et une coupe de champagne s’est matérialisée dans ma main. Je vous l’ai dit : c’était le party

Oli m’a expliqué : « Il a commencé la journée avec du rhum apporté par sa médecin de famille… Là, il est au champagne. »

Dehors, les arbres balançaient au gré du vent dans le ciel gris et pluvieux.

Tout le monde était là.

Brigitte, Olivier, mais ça, je vous l’ai dit. Mugurel Grigoras, le plus fidèle des soignants du CLSC. Julie, la sœur d’Oli, celle qui a mis Yves et Oli en contact, à l’UQAM, il y a 17 ans. Stéphane Bolduc, soignant et ami. Marcella Vinet, une amie d’Henriette, la mère décédée d’Yves. Jean-Marc Thuotte, un ami de l’UQAM. Simon Gosselin, un soignant du CLSC. Benoit Bélair, le frère d’Yves. Robert Chapdelaine, ex-soignant et toujours ami…

Vendredi, quand je vous ai parlé de la vie de combattant d’Yves Bélair, je vous ai parlé de son enfance. Je vous ai parlé de la ruelle de la rue Louis-Veuillot, où le petit enfant handicapé était « intégré » aux jeux des enfants alors que le concept d’intégration n’existait pas.

Je vous ai parlé du meilleur ami du petit Yves Bélair, un enfant du nom de Pierre. Son protecteur. Celui qui a par exemple « intégré » Yves dans les parties de hockey, en l’imposant comme gardien de but…

Ça se passait au début des années 1960.

Près de 50 ans plus tard, qui est devenu l’employé, puis l’ami, puis finalement le protecteur d’Yves Bélair ?

Olivier, oui, l’Olivier dont je vous parle depuis vendredi. Olivier est – hasard total – le fils de ce Pierre qui protégeait Yves dans la ruelle…

La famille Bédard s’en est rendu compte par hasard, quand Julie est déménagée près du métro Cadillac, dans le quartier d’enfance d’Yves.

Et en ce 16 mai 2023, Pierre Bédard, 60 ans plus tard, est ici, dans l’appartement d’Yves Bélair, pour assister au départ de son ami d’enfance, qui est devenu l’ami de son fils Olivier.

Il y a des signes, des fois, que la vie envoie et qu’on serait fous d’ignorer.

Dans la cuisine, le DGeorge Lespérance préparait son matériel. Je suis allé le rejoindre. Ce neurochirurgien à la retraite est un pionnier de l’aide médicale à mourir au Québec – il en parlait dans les années 1980.

C’est lui qui va prodiguer l’ultime soin à Yves Bélair.

Du salon, des fous rires nous parvenaient à la cuisine, par-dessus la musique.

« C’est toujours comme ça, Docteur ?

— Ce côté… festif ?

— Oui.

— Je dirais que ça représente bien l’esprit de la plupart des aides médicales à mourir que j’ai le privilège de prodiguer. »

En regardant le haut-parleur de la cuisine, George Lespérance a esquissé un demi-sourire : « Félix… »

En effet, c’était du Félix Leclerc.

Il m’a montré les seringues, a soulevé la deuxième, celle de l’anesthésiant :

« Vous avez déjà été opéré, monsieur Lagacé ?

— Oui.

— Vous savez quand l’anesthésiste vous dit : comptez jusqu’à dix…

— Oui, et on s’endort à 3…

— Voilà. Ça, c’est la deuxième injection. »

Après, le propofol. Puis, le curare.

Puis, arrêt cardiaque, en douceur.

C’est ça, le soin de l’aide médicale à mourir que recevra Yves dans…

J’ai regardé ma montre.

Dans 20 minutes.

Hier, je vous ai raconté qu’Yves souhaitait me rencontrer pour que je dénonce dans La Presse la piètre qualité des soins à domicile.

Il souhaitait dire que s’il avait choisi l’aide médicale à mourir, c’est parce que ses soins à domicile étaient mauvais…

Je l’ai écouté. J’ai écouté ses amis. Et, comme je le racontais hier, le portrait est plus nuancé. Yves Bélair a reçu de très bons soins à domicile. Il en a reçu, aussi, de fort mauvais.

A-t-il choisi de mourir à cause de ces mauvais soins ?

Yves a convenu avec moi, après discussion, que c’était plus compliqué que ça. Qu’il était arrivé au bout de ce qu’il considérait comme une vie pleine, digne et active.

Lui qui avait toujours su se relever, depuis la ruelle, depuis toujours, en fait, n’en était désormais plus capable.

Même métaphoriquement, c’était dur de se relever. Son corps le lâchait depuis des années. Son élocution était à peine compréhensible, même pour ses plus proches amis.

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En homme libre, à 69 ans, Yves a décidé d’un ultime geste de liberté : demander qu’on le délivre de ses souffrances.

Yves, quand j’ai commencé à lui parler, à parler à ses amis Olivier et Brigitte, aurait voulu que je dénonce les soins à domicile.

Mais, comme je le lui ai dit : ce qui m’a ému et frappé dans son histoire, c’est celle d’un homme généreux qui s’est toujours battu pour être libre, malgré ce corps-prison.

Et qui, en homme libre, à 69 ans, décide d’un ultime geste de liberté : demander qu’on le délivre de ses souffrances.

Tout le monde était là, donc, tout le monde a bu, tout le monde a ri.

Un peu après 16 h, l’ambiance s’est assombrie.

C’était l’heure des adieux.

Chacun a pu avoir son petit moment, en privé, avec Yves, assis à côté de lui.

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Brigitte Groulx serre son ami Yves dans ses bras.

Fini, les rires. Fini, les joyeux éclats de voix.

Ce fut mon tour d’aller m’asseoir à côté d’Yves. J’ai appelé Olivier : va falloir que tu traduises, mon gars…

« Es-tu OK, Yves ?

— Oui.

Et là, Yves Bélair me demande, l’œil taquin :

— Toi ? »

Je pars à rire, Oli aussi, ce qui fait rire encore plus Yves. Il va mourir, et il rit…

Yves me dit quelque chose. Oli écoute, fait répéter son ami :

« Au Québec, y a encore beaucoup de choses à améliorer…

— Je sais, Yves. T’as raison. On va le dire. »

Je l’ai embrassé sur la tête, je me suis éloigné.

Yves a appelé :

« Steph !

Stéphane Bolduc s’est approché, son soignant et ami. Il s’est penché devant Yves, Oli a traduit : « Ça a été une belle ride… »

Brigitte et Olivier se sont fait un câlin, pendant que Mugurel déplaçait la chaise d’Yves Bélair vers sa chambre.

Yves est dans son lit. Brigitte est allongée à côté de lui, lui tient la tête. Tout le monde est là, demi-cercle d’amour, autour du lit. Pierre, Olivier et Julie qui se tiennent la main, Stéphane, Simon, Jean-Marc, Benoit, Mugurel, Robert…

Et Marcella lui flattait le pied, assise au pied du lit. Marcella, la grande amie d’Henriette, la mère d’Yves, si importante dans sa vie.

J’ai pensé à une chanson qui ne jouait pas dans le haut-parleur, The End, des Beatles :

Et à la fin

L’amour qu’on reçoit

Est égal à l’amour qu’on donne

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Yves Bélair a fini ses 69 années pas ordinaires sur Terre de la même façon qu’il les a vécues… Libre et bien entouré.

C’est à ces mots que j’ai pensé, en voyant tous ces gens entourant Yves Bélair. Yves Bélair a donné, Yves Bélair a reçu.

Le DLespérance a donné la première piqûre, de l’eau, pour ouvrir la voie.

Puis, la deuxième, l’anesthésiant.

Des reniflements ont cassé le silence.

Une seconde est passée, peut-être deux.

Le vieux médecin a dit : « Je suis honoré de vous avoir connu, monsieur Bélair. Bon voyage. »

Tout le monde, dans le demi-cercle, se tenait désormais la main. Et chacun a répondu spontanément, reprenant les mots du médecin, en chœur, à travers les pleurs : « Bon voyage ! »

Et c’est ainsi que le 16 mai dernier, à 16 h 15, Yves Bélair a fini ses 69 années pas ordinaires sur Terre, de la même façon qu’il les a vécues…

Libre et bien entouré.