Je vous racontais hier la vie pas ordinaire d’Yves Bélair, 69 ans, atteint de paralysie cérébrale. Une vie à se battre pour sa liberté, à tomber et surtout à se relever. À redonner, aussi : il a doté un fonds à l’UQAM qui donne des bourses à son nom : 142 000 $ en 30 ans pour des étudiants handicapés.

Aujourd’hui, je vous raconte la fin de vie d’Yves Bélair.

Je vous ai raconté hier comment Yves est généreux et têtu. Pour garder son autonomie, il a dû se battre. À 69 ans, en ce printemps 2023, il habite toujours dans son condo, dans l’Est.

Lisez la chronique de vendredi : « La vie pas ordinaire d’Yves Bélair »

Mais sa santé décline. Le cœur commence à lâcher. Les reins, aussi : il fait de la rétention d’eau. Il ne peut plus marcher et la sédentarité mine sa santé. Il multiplie les allers-retours à l’hôpital.

Comme dit Brigitte Groulx, son amie : pour comprendre Yves, « il fallait parler LE Yves Bélair ». Mais l’élocution est devenue encore plus difficile, même ses amis ont de la difficulté à le comprendre…

Imaginez les préposés envoyés par le CLSC, quatre fois par jour, sept jours par semaine, pour s’occuper de lui : lever Yves, l’habiller, le nettoyer, le nourrir, le mettre au lit…

Certains le comprennent, prennent le temps.

D’autres, moins.

Je résume un échange type :

Yves : « Mmmpf mmouche aghhhhhhhh… »

Ce qu’Yves veut dire à la préposée qui a le pied dans la porte, c’est qu’elle a mal essuyé ses selles. Et qu’il baigne dans sa m…

La préposée : « Merci, monsieur Bélair, à demain ! »

C’est une petite indignité parmi mille liées au roulement de personnel. Il y a parfois des retards dans les visites. Ou pas de visite du tout. Le week-end, c’est pire.

Heureusement, il y a des anges dans le personnel. Comme Mugurel, essentiel Mugurel, le plus dévoué des préposés d’Yves.

Mais Yves voudrait que les 28 visites par semaine en soins à son domicile soient impeccables. Il pense qu’il y a droit.

Et c’est pour ça qu’Yves Bélair a demandé à son ami Olivier de me contacter. Yves veut dire que les services à domicile sont mauvais, qu’il est tanné d’être mal pris en charge…

Je le cite, traduit par Olivier : « Les soins à domicile… Dans l’Est… C’est pourri à l’os. »

Et c’est un peu pour ça qu’Yves Bélair a demandé l’aide médicale à mourir : il en a assez d’être inégalement soigné.

La chronique pourrait n’être que ça et elle serait spectaculaire, coup-de-poing : un homme handicapé demande l’aide médicale à mourir parce qu’il estime que ses soins à domicile sont de mauvaise qualité.

C’est la manchette qu’Yves souhaite voir un jour dans La Presse. Pour dénoncer les soins à domicile, Yves Bélair a demandé l’aide médicale à mourir. Dernier coup de gueule d’un homme qui a vécu sa liberté un peu, beaucoup grâce à sa tête de mule…

« PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Yves Bélair est réconforté par son grand ami Olivier Bédard.

Cette manchette serait véridique.

Mais pas totalement véridique.

Au cours de conversations avec les deux personnes qui le connaissent et qui l’aiment le plus, ses amis Olivier Bédard et Brigitte Groulx, c’est un portrait plus nuancé qui se dégage.

Il a commencé à parler de l’aide médicale à mourir il y a un an et demi, environ. Ces derniers temps, il a de plus en plus de pépins médicaux. Il souffre. Il va à l’hôpital. Il revient toujours très poqué…

Olivier Bédard, ami d’Yves

Yves explique péniblement son histoire, son visage est celui de l’haltérophile qui tente le record mondial de l’épaulé-jeté, mais ce n’est pas 265 kg qu’il tente de soulever. Non, ce qui lui tord le visage, ce sont deux syllabes qu’il tente de prononcer…

Oli tend l’oreille, me « traduit » les propos de son ami.

« Mpfffff, mpfffffert…

— Ah, oui, le dessert. La fois où ils t’ont fait manger le dessert en premier.

— Uiiiiiii, fait Yves en secouant la tête.

— Mais c’est arrivé juste une fois, Yves !

Yves s’agite dans sa chaise, proteste, l’air fâché.

Oli plisse les lèvres :

— C’est vrai, mon Yves, je sais que tu en as beaucoup sur le cœur.

Je demande à Yves si sa décision est finale.

— Sur l’aide médicale à mourir, tu pourrais reculer ?

Sa réponse est limpide, pas besoin d’Olivier pour traduire :

— Non.

— Et aller au CHSLD, ce serait pas une option ? »

Là, c’est tout le corps d’Yves Bélair qui s’agite, grognements en prime.

Pas question. Jamais.

Il a 69 ans, il s’est battu toute sa vie pour son autonomie, pas question qu’il quitte ce condo, son condo, sa place.

Je lui dis qu’il ne faut pas croire tout ce qu’on dit des CHSLD, qu’il y en a de très bons, la plupart le sont, même que…

Rien à faire. Yves n’ira pas au CHSLD.

Voici ce que j’ai compris, en parlant avec Brigitte Groulx et Olivier Bédard : toute sa vie, Yves Bélair s’est battu pour son autonomie.

Et là, quitter son condo pour aller au CHSLD… Ce serait renier tout ce qu’il a fait depuis toujours : se relever. Ce serait rester étendu par terre, après une chute. Ce serait accepter d’abdiquer…

Et Yves Bélair n’a jamais abdiqué.

La lumière s’est faite, dans ma tête :

« Pour toi, aller au CHSLD, c’est une défaite, Yves ? »

Yves me regarde, et encore une fois, Oli n’a pas besoin de traduire : « Oui. »

L’échange ci-dessus, c’était à ma première de trois visites chez Yves, le 23 avril.

Plus tard, je demanderai à Olivier s’il pense vraiment que son ami veut l’aide médicale à mourir parce que ses soins à domicile sont de qualité inégale.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Olivier Bédard discute avec Yves Bélair.

Écoute, nous sommes trois autour de lui, des proches. On sait qu’il pense à l’aide médicale à mourir depuis longtemps. Sa première réflexion, c’est que ça ne s’améliorera pas, sa vie. Comme ami, ça me rentre dedans : tu prends pas l’aide médicale à mourir pour te venger du système…

Olivier Bédard, ami d’Yves

Il s’interrompt, réfléchit. Recommence à parler : « Mais en même temps, moi, je viens le voir, puis je repars, je retourne à ma vie… »

Yves, lui, reste dans sa vie, dans son corps, ce corps qui devient de plus en plus une prison.

J’ai posé la même question à Brigitte Groulx, l’autre grande amie d’Yves Bélair. Réponse : « J’ai abordé ça avec lui. Il en a eu, du mauvais service. Surtout des agences privées. Mais 4 services de soins à domicile par jour, 365 jours par année… Penses-y. Avec les employés réguliers du CLSC, ça va, y a pas d’enjeux. Ils le connaissent. Il les connaît. Il y en a de très bons. »

Comme Mugurel, le plus dévoué.

Mais, poursuit Brigitte, à 28 services par semaine, 52 semaines sur 52 : ça ne peut pas être parfait, tout le temps.

« Je lui dis : ‟Ils vont pas te donner l’aide médicale à mourir juste pour des mauvais soins à domicile, Yves !” Il le sait, qu’il n’a plus de qualité de vie. Il est diminué. L’élastique est étiré à son maximum… »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Brigitte Groulx en compagnie d’Yves Bélair

On ne peut pas dire qu’il n’a pas eu de bons services, mais quand il en a un mauvais, il n’oublie jamais. Tu sais, être têtu, ça vient avec un côté un peu radical, des fois… Je te dis ça, pis c’est pas moi qui suis en petites culottes, vulnérable, soigné par plusieurs personnes différentes.

Brigitte Groulx, amie d’Yves

Le dimanche 7 mai, je suis retourné voir Yves pour la deuxième fois. Oli était là, de même que Robert (un ancien soignant) et Stéphane (un soignant actuel).

Yves m’a parlé de son amour pour la musique, Ginette Reno, pour Claude Léveillé. Pour le cinéma. Il m’a dit qu’il adorait la musique du film Le professionnel, avec Belmondo. Quelle chanson, Yves ?

J’ai fait jouer quelques pièces de Morricone…

Il s’est animé à Chi Mai.

Olivier a montré le piano dans le coin du salon : la mère d’Yves, avec qui il habitait jusqu’à la mort d’Henriette en 2018, en jouait régulièrement.

« Comment, Yves ?

Yves tentait de dire quelque chose, Olivier a mis quelques instants à décoder, il était question d’une chanson, d’une chanson de Véronique Sanson…

— Laquelle ?

— Mpfffff, sonne, sonne…

— Besoin de personne ?

— Uiiiii ! »

Olivier a commencé à rire : « Y a bien juste toi, Bélair, pour dire que t’as besoin de personne dans ta situation ! »

Yves a ri, très fort, de tout son corps.

Je suis parti, le groupe avait rendez-vous chez Mugurel, pour un souper, quelque part en banlieue. Et le lendemain, Olivier m’a envoyé un texto : « Merci encore pour ta visite, hier. On a eu un beau party, Yves a mangé comme un cochon et bu du vin. Tellement qu’il a demandé à s’allonger à 20 h et qu’il est tombé endormi pour la nuit. Grosse journée, riche en émotions… »

En lisant le message d’Olivier, j’ai pensé à deux choses…

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Yves Bélair et sa grande amie Brigitte Groulx

Un, Yves Bélair est aussi bien entouré à 69 ans qu’à 9 ans, dans la ruelle, quand il habitait rue Louis-Veuillot ; j’ai pensé à ces bourses portant son nom, pour des étudiants handicapés de l’UQAM…

Yves a donné, Yves a reçu.

Deux, Yves Bélair mourra bientôt.

J’ai calculé, mentalement : dans huit jours, il recevra l’aide médicale à mourir.

Demain, je vous raconte la dernière heure du dernier jour de la vie pas ordinaire d’Yves Bélair.

À lire demain : « Bon voyage Yves »