Alors que bien des gens estiment que le mouvement #metoo est allé trop loin, sa fondatrice croit au contraire qu’il n’est pas allé assez loin.

« Nous ne sommes certainement pas allés assez loin ! », me dit Tarana Burke, dans une entrevue exclusive à l’approche d’une conférence qu’elle prononcera à Montréal, le 8 juin, dans le cadre du Sommet international de l’écocitoyenneté (SIDE). C’est la mairesse de Longueuil, Catherine Fournier, victime de l’ex-député Harold LeBel, qui a récemment fait œuvre utile en témoignant avec courage de son parcours dans le système judiciaire, qui la présentera sur scène.

Lorsque Tarana Burke, travailleuse sociale afro-américaine originaire du Bronx, a lancé le mouvement « me too » en 2006, il s’agissait au départ d’une initiative communautaire auprès de jeunes filles noires. Son but : permettre à des survivantes de violences sexuelles de se regrouper, de partager leurs histoires et de trouver ensemble une forme d’empowerment à travers l’empathie.

C’est en puisant dans sa propre expérience de survivante que Tarana Burke a eu l’idée de lancer un tel projet.

« Ce qui m’a été vraiment utile dans mon parcours, c’est l’empathie manifestée à mon égard par d’autres survivantes. Ce sont elles qui m’ont aidée à trouver le mot “survivante”. Je ne m’identifiais pas ainsi. Je ne me considérais même pas comme une victime. J’avais l’impression d’avoir été complice de ma propre situation d’abus. Je me sentais impuissante. Je ne pensais pas que la guérison était possible ou que j’en étais digne. Alors quand j’ai senti que d’autres survivantes me voyaient et m’entendaient pour la première fois, cette empathie fut un vecteur de reprise de pouvoir pour moi. J’ai senti qu’il y avait quelque chose de l’autre côté de ma douleur. »

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Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’aventure #metoo aura été un voyage rempli de surprises pour Tarana Burke. Elle ne s’attendait certainement pas à ce que son initiative communautaire se transforme en mouvement international dans la foulée de l’affaire Harvey Weinstein qui a rendu viral le mot-clic #metoo en 2017.

PHOTO DAVID MCNEW, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des manifestants participent à la Marche des survivants #metoo organisée par Tarana Burke à Los Angeles après que les premières révélations dans l’affaire Harvey Weinstein ont fait surface, en novembre 2017.

Elle avoue aussi qu’elle ne s’attendait pas non plus à ce que le mouvement subisse un tel ressac. Quand les gens lui disaient de prendre garde aux contrecoups, elle refusait naïvement d’y croire. Car après tout, quel genre de contrecoups pourrait susciter un mouvement qui ne fait que revendiquer le consentement et la fin des violences sexuelles ? se demandait-elle.

Après le déferlement des vagues #metoo, le ressac est, hélas, bien réel.

Je crois que des gens se méprennent volontairement sur ce que ce mouvement signifie et le transforment en guerre des sexes.

Tarana Burke

La violence sexuelle n’est pas une affaire de sexe, répète-t-elle souvent. C’est un enjeu de justice sociale. « Cela a tout à voir avec le pouvoir. La domination, les privilèges. Et la façon dont les gens exercent leur pouvoir. »

Le ressac s’incarne par un refus d’affronter une réalité difficile, observe la militante. Cela ne concerne pas que les agresseurs. « Je crois que nous jouons tous un rôle dans la culture du viol, cette culture qui a ouvert la voie à la prolifération de la violence sexuelle. »

Au lieu de faire l’examen de conscience qui s’impose dans les circonstances, il est plus facile de se réfugier dans l’aveuglement volontaire.

« Nous ne voulons pas admettre que nous n’avons pas accordé à cet enjeu l’attention qu’il mérite. On préfère dire : “Oh ! Vous allez très loin ! Ce n’est pas si pire ! Vous vous plaignez trop ! Revenez-en !” »

Si le mouvement #metoo était vraiment allé aussi loin qu’on le prétend, les violences sexuelles ne seraient pas encore aussi endémiques. C’est vrai aux États-Unis. Mais c’est encore plus vrai au Canada, notamment en ce qui concerne les femmes autochtones, souligne Tarana Burke.

C’est alarmant de voir ce à quoi les communautés autochtones sont confrontées en matière de violences sexuelles. Et c’est largement ignoré. De dire que le mouvement n’est pas allé assez loin, surtout au Canada, est un euphémisme.

Tarana Burke

Malheureusement, au lieu de s’alarmer de ce qui est vraiment alarmant, certains considèrent que ce qu’il faut craindre plus que tout dans la foulée de #metoo, c’est la culture du bannissement. Pour Tarana Burke, ce qu’on appelle la « cancel culture » est un grand méchant loup imaginaire.

« Si vous regardez les gens qui ont été mis en prison, on parle d’une poignée de personnes qui sont des prédateurs en série comme Harvey Weinstein ou R. Kelly. Des gens qui ont commis des agressions durant plusieurs décennies, faisant un grand nombre de victimes. Mais généralement, quand on parle de personnes qui ont été “annulées”, il s’agit d’hommes privilégiés qui jouissent encore de leur fortune et de leur liberté. Alors, que veut dire “annulé” dans un tel contexte ? »

Le fait est que l’on voit bien davantage de victimes que d’agresseurs être « bannies » pour avoir osé faire une dénonciation publique. « Quand on regarde les femmes, et dans certains cas des hommes, qui ont fait un dévoilement, ce sont des gens qui ne peuvent plus travailler, qui ont été écorchés dans les médias sociaux. »

Après avoir subi des violences sexuelles, ils subissent les représailles de fans.

« Il n’y a pas de gloire à faire un dévoilement. Il n’y en a jamais eu. Surtout pour les survivants de célébrités. Mais aussi pour les autres. »

Il faut par ailleurs garder à l’esprit que le mouvement #metoo a très peu à voir avec la célébrité. « Cela concerne principalement des citoyens ordinaires qui doivent faire face à la violence sexuelle dans leur vie et qui ont fait en sorte que ces deux mots sont devenus viraux. »

Plus de 15 ans après avoir fondé #metoo, devant la violence des contrecoups et l’immense travail qu’il reste à faire, qu’est-ce qui donne à Tarana Burke la force de continuer ?

Ça dépend des jours, me dit-elle.

Je suis encouragée par d’autres survivantes. Parfois, par ma propre survie. C’est dur d’observer un monde qui est dans un tel état sans être incitée à agir.

Tarana Burke

Tarana Burke dit se sentir « programmée pour répondre à l’injustice ». « Malgré tout, pour être franche, il y a bien des jours où je me réveille sans en avoir envie ! »

Mais même ces matins de grosse fatigue, elle tâche de lutter autrement pour surmonter son traumatisme de survivante et ressentir une liberté absolue. « Ça peut se traduire de façon plus créative par l’écriture d’un poème, une chanson ou une conversation en tête à tête. Je crois que c’est important que les gens comprennent que les façons dont on répond à l’injustice ne consistent pas toujours forcément à lever le poing pour créer un mouvement et monter au front. »

Tarana Burke se sent aussi inspirée par l’histoire de ses ancêtres qui ont lutté contre l’esclavage. Son arrière-arrière-grand-père qui est né esclave n’a cessé de croire qu’un autre monde était possible. En rêvant à son tour d’un monde exempt de violences sexuelles, elle suit ses traces.

« Il s’agit d’envisager un tel monde et de vivre en fonction de cette vision. Cela ne veut pas dire que ça va arriver d’ici dix ans. Mais je pense que mon travail sème les graines qui permettront à un tel monde de voir le jour. »

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Qui est Tarana Burke ?

1973 : Naissance dans le Bronx, à New York

2005 : La travailleuse sociale afro-américaine crée Just Be Inc., un organisme voué au bien-être des jeunes filles noires. Le mouvement « me too » voit le jour peu après.

2017 : Lorsque, dans la foulée de l’affaire Harvey Weinstein, le mot-clic #metoo devient viral, Tarana Burke s’impose comme une figure de proue d’un mouvement international contre les violences sexuelles. Elle est nommée Personnalité de l’année du magazine Time.

2018 : Nommée parmi les 100 personnes influentes du magazine Time

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  • 46 %
    Proportion des femmes autochtones qui ont été victimes d’agression sexuelle
    Source : Statistique Canada
    33 %
    Proportion des femmes non autochtones qui ont été victimes d’agression sexuelle
    Source : Statistique Canada