Une adolescente qui a témoigné avoir été agressée sexuellement par sa figure paternelle pendant des années a dû répondre à des questions déplacées de la défense, menant la juge à intervenir. Une affaire qui met en lumière les limites du contre-interrogatoire et l’existence des mythes et stéréotypes devant la justice, des obstacles de plus pour les victimes qui veulent porter plainte.

Josiane*, aujourd’hui âgée de 17 ans, relate avoir vécu l’enfer pendant près de neuf ans. Le conjoint de sa grand-mère, un homme qu’elle considérait comme son père, l’aurait agressée sexuellement à de nombreuses reprises dès son tout jeune âge. Pour obtenir plus de temps de « WiFi », elle devait par exemple faire des fellations à son agresseur, a-t-elle raconté à la cour.

Le Montréalais de 58 ans fait face à 11 chefs d’accusation d’agression sexuelle et de crimes de nature sexuelle commis entre 2012 et 2021. Pour protéger l’identité de l’enfant, on ne peut nommer l’accusé. Son enquête préliminaire s’est déroulée le mois dernier au palais de justice de Montréal. Il s’agit d’une étape préalable au procès, prévu en janvier 2024.

Certaines questions posées à l’adolescente pendant le contre-interrogatoire peuvent sembler particulièrement intrusives. La jeune fille a été questionnée avec insistance sur l’aspect des attributs sexuels du présumé agresseur, a dû expliquer et décrire très précisément ses douleurs pendant les agressions ou les positions sexuelles employées.

Aux yeux de MJustine Fortin, directrice des programmes de Juripop, ce contre-interrogatoire ne « correspond » pas aux lignes directrices du Barreau dans le récent « guide des meilleures pratiques » en matière d’agression sexuelle.

Si on veut expliquer à un étudiant en droit ce que ce serait de véhiculer les stéréotypes et mythes à caractère sexuel, [ce contre-interrogatoire] serait un exemple.

MJustine Fortin, directrice des programmes de Juripop

Cette « insistance » de la défense à s’attarder à des détails « non pertinents sur l’apparence du pénis et les façons de l’agresseur d’éjaculer oblige la personne victime à revivre ces évènements traumatiques dans un contexte non sécuritaire et est fort probablement retraumatisant pour elle », analyse Malorie Comtois, spécialiste clinique en violences sexuelles chez Juripop.

De tels contre-interrogatoires obligent les organismes, comme Juripop, à préparer les victimes aux « pires » questions possibles. « C’est malheureusement un travail qu’on fait. C’est assez fréquent pour qu’on les prépare », explique Mme Comtois.

En entrevue, l’avocat de la défense dans cette affaire, MOlivier Cusson, défend son travail. Il estime avoir respecté les « paramètres acceptables » du contre-interrogatoire en se concentrant sur la « recherche de la vérité ». Il assure avoir fait preuve d’« empathie » envers la plaignante.

« Les avocats de la défense, la société nous voit un peu comme des êtres détachés, mais on est tout à fait humains », insiste MCusson.

Une avocate de la défense d’expérience qui a analysé le dossier à la demande de La Presse estime que le contre-interrogatoire a été mené dans les normes, à une exception près. Elle souligne le ton « calme et respectueux » de l’avocat.

« Tant qu’on reste dans les faits de l’agression, c’est désagréable et intrusif, mais ça fait partie du processus. […] Enfant ou pas enfant, il y a une preuve à démontrer, le fardeau de la preuve ne change pas. […] De la façon dont notre système contradictoire est fait, on n’a pas le choix d’aller dans ces détails pour soulever des doutes sur la fiabilité et la crédibilité », explique MMichèle Lamarre-Leroux, une criminaliste qui représente parfois des victimes.

Utilisation des bons termes

Devant la cour, Josiane a notamment raconté avoir eu mal à la mâchoire lors de certaines agressions. Me Cusson a voulu obtenir davantage de détails : « Quoi exactement te faisait mal ? » Le procureur de la Couronne, Me Charles Doucet, a soulevé une objection pour une question de pertinence. A suivi une étonnante discussion lors de laquelle le terme « blowjob », utilisé par Josiane, a été repris tant par la juge que les avocats.

« Ça va changer quoi ? […] Elle dit que ça lui fait mal », s’est interrogée la juge Silvie Kovacevich.

« Parfois, ça peut avoir un trait avec ce que l’accusé fait, ça peut avoir un trait avec la façon dont elle le fait, ou un trait avec la grosseur du pénis en tant que tel. Ma job, c’est de déterminer comment les faits se sont passés. […] Je suis en enquête préliminaire. Il n’y a rien d’impertinent là », a justifié MCusson.

« Ça s’arrête là. Faut pas oublier qu’elle a 17 ans. Vous avez suffisamment de détails. Ça va s’arrêter là », a tranché la juge.

Selon Malorie Comtois, spécialiste clinique en violences sexuelles chez Juripop, l’utilisation du mot « blowjob » par les avocats et la juge « minimise la réalité d’une fellation forcée » et n’est pas « approprié ». À son avis, les acteurs se sont déresponsabilisés en justifiant l’emploi de ce terme, car « c’est le vocabulaire choisi de la victime ».

C’est un exemple de la méconnaissance de ce que c’est, la culture du viol, et la méconnaissance de ce que ça peut avoir sur la personne victime.

MJustine Fortin, directrice des programmes de Juripop

Au contraire, cette approche était pertinente pour ne pas « faire sentir mal l’enfant », analyse MMichèle Lamarre-Leroux, avocate de la défense de la région de Sherbrooke.

« L’enfant peut être réticent à utiliser des termes sexuels. On ne veut pas le forcer à utiliser des termes de dictionnaire », explique la criminaliste. Quant à la question concernant la douleur à la mâchoire, il s’agit davantage d’une question non pertinente que d’un mythe et stéréotype, à son avis.

En entrevue, MCusson convient que sa question était « extrêmement sensible », mais maintient qu’il était nécessaire de la poser.

Une question « vexatoire »

Pendant le contre-interrogatoire, l’avocat de la défense a fait bondir la Couronne en demandant à l’adolescente si elle négociait avec l’accusé pour l’utilisation du WiFi. « Est-ce que tu négocies ? Je veux tant d’heures pour tels services ? », a alors demandé MCusson. Une question « vexatoire », voire « abusive », s’est indigné le procureur de la Couronne.

« Il n’y a rien de vexatoire. La plaignante dit elle-même que pour obtenir du WiFi additionnel, je faisais des services de nature… j’utilise le terme “services” », a avancé MCusson.

« Elle n’utilise pas “service”. […] Il faut changer notre langage », a répliqué la juge. La magistrate a ajouté que cette question donnait l’impression que cela devenait de la « faute » de la plaignante. « Je n’essaie pas d’être vexatoire, c’est peut-être que je saisis mal les limites [où] je peux aller », a concédé MCusson.

Les termes « négocier » et « services » sexuels pour des actes d’abus sexuels « dénaturent complètement le caractère non consentant de ceux-ci », analyse Malorie Comtois, de Juripop.

Ces mots sous-entendent que l’adolescente « a intentionnellement “sollicité” les actes et qu’elle était consentante », explique-t-elle.

MCusson concède que son emploi du mot « service » était « maladroit » et qu’il aurait pu poser sa question « autrement ». Il maintient toutefois qu’il n’avait aucune « intention vexatoire ».

MMichèle Lamarre-Leroux ne fait qu’un seul reproche à l’avocat de la défense : avoir demandé à l’adolescente pourquoi elle avait pris « la peine de dire à l’enquêteur [qu’elle] savait que c’était mal, ce qui se passait ».

« On tombe dans le mythe et stéréotype de la réaction parfaite. On s’en fout, c’est un enfant. Elle, dans son cheminement, elle avait peur de porter plainte. Qu’est-ce que ça change d’avoir la réponse ? », soutient MLamarre-Leroux.

À ce sujet, MOlivier Cusson convient que cette question, isolée en « vase clos », pourrait être un stéréotype. Toutefois, « il faut faire très attention », nuance-t-il, puisque les questions doivent être « analysées dans leur globalité ».

Le criminaliste espère que des formations seront offertes pour aborder les meilleures pratiques, compte tenu de la « métamorphose » actuelle du droit en matière d’agression sexuelle. Il cite par exemple une formation où des plaignantes viendraient discuter de leur expérience.

« On serait peut-être moins enclins à utiliser un ton réprobateur ou des questions suggestives quand on mène un contre-interrogatoire », illustre-t-il.

De la formation continue sur ces questions est primordiale, selon MJustine Fortin, de Juripop. L’avocate espère d’ailleurs que le nouveau Tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et de violence conjugale – déployé graduellement dans la province – viendra changer en mieux l’expérience des plaignantes.

* Prénom fictif