En moins de 20 ans, la pauvreté extrême sur la planète a été coupée de moitié. Cependant, cet exploit remarquable pourrait facilement nous glisser entre les doigts alors que les changements climatiques s’accentuent.

Ce n’est pas moi qui le dit ni un militant environnementaliste, c’est plutôt une économiste du très sérieux Massachusetts Institute of Technology (MIT), Esther Duflo.

Celle qui est devenue en 2019 la plus jeune lauréate du prix Nobel d’économie était de passage à Montréal vendredi à l’invitation du Centre d’études et de recherches internationales (CÉRIUM), de l’Observatoire québécois sur les inégalités et du Festival Metropolis bleu.

« D’ici 2100, les changements climatiques vont effacer les progrès qu’on a faits en matière de lutte contre la pauvreté et d’amélioration de la qualité de la vie », a-t-elle exposé à un auditoire qui buvait ses paroles.

La pauvreté extrême, c’est son domaine. Avec son mari, qui est aussi son plus proche collaborateur et colauréat du Nobel, Abhijit Banerjee, elle a passé les dernières décennies à l’étudier et, surtout, à mettre à l’épreuve diverses mesures permettant de l’enrayer. Un laboratoire de lutte contre la pauvreté qu’elle a mis sur pied collabore aujourd’hui avec des centaines de chercheurs dans 95 pays.

C’est d’ailleurs cette façon très pratique, « très ancrée dans le réel » de faire de l’économie qui a convaincu la Française qui a grandi à Paris de faire son doctorat au MIT, à Boston. Et d’y poursuivre sa carrière.

À coups de tests, de récoltes de données et d’analyses, Mme Duflo et ses collaborateurs trouvent les solutions qui fonctionnent le mieux et sur lesquelles les gouvernements peuvent s’appuyer. Et les sujets d’étude sont multiples : la distribution de moustiquaires pour contrer la malaria, les approches pour améliorer la santé mentale des aînés, l’enseignement des mathématiques, l’adhésion à la vaccination, l’effet des quotas pour les femmes en politique et l’impact réel du microcrédit n’en sont que quelques-uns.

Les retombées de ces recherches ont eu un impact sur 600 millions d’êtres humains, estime Mme Duflo. On est loin de la théorie.

Plus récemment, l’experte a tourné son attention vers l’intersection entre la pauvreté, les inégalités et les changements climatiques.

Se basant sur une étude de Michael Greenstone, de l’Université de Chicago, Esther Duflo affirme que si les changements climatiques vont réduire un peu la mortalité dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), la qualité de vie va se dégrader et la mortalité va monter en flèche dans les pays émergents. « Mais les instruments permettant de contrôler ce réchauffement climatique ne sont pas entre les mains de ceux qui vont en souffrir le plus », note-t-elle, rappelant que ce sont les pays les plus riches qui sont responsables de cette dégradation planétaire.

Pour faire face à ce défi, l’économiste ne voit pas mille solutions. Elle estime qu’il faut imposer des taxes progressives aux grandes fortunes et aux grandes entreprises en fonction à la fois de leurs avoirs et de leur empreinte environnementale.

Un pourcentage de l’argent ainsi recueilli doit être envoyé vers les pays les plus pauvres, notamment par l’entremise du Fonds vert des Nations unies. « C’est bien d’avoir créé un fonds, mais maintenant, ça prend de l’argent dedans », ironise l’économiste, rencontrée en marge de la conférence.

Rien de cela ne se fera en claquant des doigts. La pandémie de COVID-19 nous a montré que la solidarité internationale est, au mieux, bancale. « Ce qu’on a vu dans le COVID, c’est que sous l’effet d’une crise, on est incapable de penser aux autres », note l’économiste.

Esther Duflo craint que ce même « chacun pour soi » qui a ralenti notamment la distribution des vaccins pendant la pandémie se répète alors que les catastrophes liées au climat vont s’intensifier. « Même si nos crises en Occident sont moins graves, on risque d’y mettre toutes nos ressources, comme Amsterdam qui pourrait dépenser des sommes faramineuses pour faire des digues toujours plus hautes, note-t-elle, mais en oubliant que pendant ce temps, le Bangladesh et les Maldives sont complètement sous l’eau. »

Tout en oubliant que le malheur des uns, c’est aussi le nôtre.

Qui est Esther Duflo ?

  • Née en France en 1972, Esther Duflo est professeure d’économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT).
  • En 2009, elle fonde le Laboratoire d’action contre la pauvreté (J-PAL) au MIT.
  • En 2019, elle remporte, avec Abhijit V. Banerjee (son mari) et Michael Kremer, le prix de la Banque de Suède en sciences économiques à la mémoire d’Alfred Nobel, communément connu comme le prix Nobel d’économie.
  • Elle a publié plusieurs livres, dont Repenser la pauvreté (2012) et Économie utile pour des temps difficiles (2020).