Il en va des bras d’honneur en France comme des cotons ouatés au Québec : ce genre d’impertinences, dans le décor formel et capitonné d’un parlement, ça ne passe pas.

Par trois fois, mardi, le ministre français de la Justice, Éric Dupond-Moretti, a fait des bras d’honneur en pleine Assemblée nationale. Depuis, la France s’étouffe d’indignation. Jeudi, la députée Marine Le Pen est allée jusqu’à réclamer la démission de ce ministre qui fait « reculer la France du savoir-vivre ».

Ah, si seulement M. Dupond-Moretti vivait auprès de sa fiancée, Isabelle Boulay, dans sa cabane au Canada. Il serait tranquille. Dans ce pays, mesdames, messieurs, faire un doigt d’honneur est… un droit conféré par Dieu.

Un God-given right, selon la version originale anglaise d’une décision épique rendue le 24 février par Dennis Galiatsatos1. Le juge de la Cour du Québec devait trancher une chicane de voisins à Beaconsfield.

Au Canada, lever le majeur constitue un droit fondamental garanti par la Charte, a rappelé le juge. « Ce n’est peut-être pas courtois, admet-il dans sa décision. Mais ça n’engage pas de responsabilité criminelle. Offenser quelqu’un ne constitue pas un crime. Cela fait partie intégrante de la liberté d’expression. »

Ça me paraît une évidence. Pour citer Ira P. Robbins, professeur de droit criminel à l’Université américaine de Washington, « le bras de la justice ne doit pas s’étendre jusqu’au majeur ».

Vous me direz qu’il y a tout de même une différence entre un parlement, qui exige un certain décorum de la part des élus, et une rue anonyme de Beaconsfield. Vous aurez, bien sûr, parfaitement raison.

N’empêche. Cette chicane de voisins, banale à première vue, est mille fois plus scandaleuse que le geste du ministre français. Rapportée jeudi par Gabriel Béland2, il s’agit d’une affaire révoltante à de nombreux points de vue. Et je ne parle pas du doigt d’honneur qui, lui, était amplement mérité.

Cette affaire-là n’aurait jamais dû se retrouver devant un tribunal. Cet homme-là, Neall Epstein, n’aurait jamais dû être arrêté par la police, encore moins accusé au criminel pour harcèlement et menaces.

Parce que la victime, c’était lui.

Dennis Galiatsatos était tellement outré en rédigeant son jugement qu’il voulait tout sacrer par la fenêtre. « Hélas, les salles d’audience du palais de justice de Montréal n’ont pas de fenêtres », écrit-il.

Le juge s’est donc résigné à rédiger sa décision – non sans réprimer une furieuse envie de l’écrire, pour bien marquer son courroux, en majuscules et en caractères gras.

Il a d’abord planté le décor. Une journée ensoleillée de printemps 2021. La neige fond, les gens sortent, heureux de se retrouver après le confinement. Dans une rue tranquille d’un quartier résidentiel, des enfants jouent sous l’œil bienveillant de leurs parents. Certains ont sorti leur vélo. D’autres crayonnent la chaussée à la craie.

Tout le monde sourit. Tout le monde est heureux. Tout le monde, sauf les membres de la famille Naccache, pour qui cette utopie banlieusarde est un véritable affront. Ces enfants qui jouent dans la rue, une « nuisance insoutenable ».

Michael Naccache, son frère et ses parents posent des caméras partout. Ils roulent sans ralentir dans la petite rue – pas même à l’approche des enfants. Au contraire, ils les frôlent en voiture ! « Je vais les frapper, la prochaine fois ! », crache un jour le père, Frank Naccache, à des parents décontenancés.

Inexplicablement, scandaleusement, cette famille a réussi à convaincre le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) de porter des accusations contre Neall Epstein, un homme innocent qui s’inquiète – avec raison ! – pour la sécurité de ses deux fillettes de 2 et 4 ans.

Pendant deux ans, M. Epstein vivra avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. Des accusations criminelles, portées au nom d’une famille aussi belliqueuse que parano. Le 24 février 2023, le juge Galiatsatos mettra enfin un terme à cette injustice. Il acquittera le père de famille.

Oui, Neall Epstein a bel et bien exercé son droit fondamental à faire un doigt d’honneur à Michael Naccache, un jour de mai 2021 où celui-ci s’était mis à l’injurier en pleine rue.

Il l’a fait parce qu’il a été poussé à bout. « Se faire dire : “Va te faire foutre” ne devrait pas inciter à appeler le 911 », écrit cependant le juge Galiatsatos. On sent que le magistrat se retient d’ajouter : surtout quand on l’a cherché à ce point.

Vraiment, le juge exaspéré semble… à deux doigts de l’écrire. En majuscules et en caractères gras.

1. Consultez la décision du juge Galiatsatos (en anglais) 2. Lisez l’article « Un juge défend le droit des enfants de jouer dans la rue »