Dans une chronique en septembre, je vous ai raconté comment mon ami ukrainien de longue date, Artiom Prilepski, a quitté Moscou dans l’angoisse avec ses deux enfants juste après que Vladimir Poutine a annoncé la mobilisation de 300 000 hommes pour nourrir sa guerre en Ukraine. J’avais alors promis de vous raconter son histoire. La voici.

Montréal, février 2023

D’immenses glaçons se tortillent du toit jusqu’au bas de la fenêtre du balcon de l’appartement de Côte-Saint-Paul. C’est ici qu’Artiom Prilepski, sa femme Natalia et leurs deux jumeaux de 15 ans ont élu domicile juste après l’Halloween.

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Les Prilepski-Gouskova se reconstruisent aujourd’hui une vie à Montréal… loin de la guerre.

Des glaçons de cette ampleur, je n’en ai vu que sur les toits à Saint-Pétersbourg et à Moscou. L’hiver moscovite aurait-il suivi la famille russo-ukrainienne de quatre jusque dans le sud-ouest de Montréal ?

Artiom, qui est mon ami depuis 26 ans, espère bien que non. Le père de famille, né en Ukraine, se souvient précisément du moment où il a su qu’il était plus que temps de fuir la capitale russe où il a pourtant passé plus de 25 ans de sa vie.

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Iaroslava Prilepskaia, 15 ans

C’était en septembre 2022. Ses enfants, Svetozar et Iaroslava, alors âgés de 14 ans, venaient d’être menacés par leur professeur parce qu’ils refusaient d’assister aux cours de propagande qui font maintenant partie du curriculum. « Elle leur a dit qu’elle appellerait le gouvernement et qu’ils ne pourraient plus quitter le pays », raconte leur mère, Natalia Gouskova.

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Svetozar Prilepski, 15 ans

Il n’y avait rien de nouveau dans la propagande, note Artiom. Le tout a commencé progressivement dès le soulèvement du Maïdan, en Ukraine, en 2013. À l’école, on demandait aux enfants de dessiner des scènes de la Seconde Guerre mondiale, des héros russes qui ont combattu les fascistes. On préparait le terrain. Après, on leur a parlé du retour des nazis en Ukraine, du besoin de libérer les minorités russes de l’est du pays, du Donbass, de l’oppresseur ukrainien. « Mais nous avions immunisé nos enfants contre tout ça », dit Artiom.

Immunisés contre la propagande, certes, mais pas contre les menaces qui ont commencé à poindre après l’invasion. Pas contre un climat de délation. Pas contre la haine qui ravageait de plus en plus de cœurs.

L’annonce de la mobilisation partielle en Russie à la fin de septembre 2022 a été une goutte de plus dans un vase qui débordait déjà. Artiom, opposé à toute guerre, craignait d’être mobilisé par l’armée russe. Ou pire, de voir ses enfants enrôlés de force dans un conflit fratricide.

C’est à cette époque que je vous avais parlé de lui. En changeant son nom.

Quand il a claqué la porte de la Russie, j’ai pu respirer librement.

Lisez la chronique « Partir de la russie, avant que la porte ne claque »

Stakhanov, 1976

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Artiom Prilepski (à gauche) avec un ami, en 1994

Artiom Prilepski est né à Kaddivka en 1976. Rapidement, la ville a été rebaptisée Stakhanov. Qu’importe son nom, cette ville avait pour âme une mine de charbon. Y travaillaient des Ukrainiens et des Russes surtout, mais aussi des Arméniens et des Azerbaïdjanais dans un heureux mélange typique de la période soviétique.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Stakhanov, en Ukraine

Le père d’Artiom était russe et rustre, raconte-t-il. Porté sur la bouteille, le mineur battait sa femme et son fils. « On vivait dans un stress incessant », dit-il.

Sa mère, ukrainienne, travaillait aussi à la mine. Elle était opératrice de machinerie.

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Artiom Prilepski, à 5 ans, à Stakhanov, en Ukraine, en 1981

Artiom, pendant qu’il faisait ses études, a commencé à descendre sous terre. Le métier était attrayant : les mineurs recevaient deux à trois fois le salaire soviétique moyen.

« C’était payant parce que c’était dangereux. Toutes les semaines, on voyait des processions funéraires. Un accident dans la mine par semaine, c’était normal », raconte-t-il.

Quand l’Union soviétique a éclaté, les emplois bien payés ont disparu du jour au lendemain. Stakhanov s’est rapidement vidé de la moitié de sa population. La pauvreté frappait à la porte de la famille d’Artiom. Les recruteurs de l’armée ukrainienne aussi.

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Artiom Prilepski

J’avais 19 ans. Les recruteurs terrorisaient mes parents et demandaient à me voir. Deux ans plus tôt, je m’étais converti au bouddhisme et je m’oppose depuis à toute guerre.

Artiom Prilepski

« À l’époque, je savais aussi qu’il y avait beaucoup de violence dans l’armée et je ne voulais pas y être soumis », relate Artiom.

En 1995, il a fait ses sacs et est parti à Moscou.

Moscou, 1996

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Notre journaliste (troisième, en haut) a passé beaucoup de temps auprès d’Artiom Prilepski (au centre du premier rang, t-shirt blanc) et ses amis bouddhistes lors de son premier séjour à Moscou en 1996. Ces derniers vivaient dans un squat en plein cœur de Moscou.

Le bar portait le nom du premier roman de Dostoïevski, Biedni Loudi. Les pauvres gens. Artiom Prilepski venait d’acheter sa première bière Guinness à vie quand il nous a aperçus, deux amis et moi. Nous étions à Moscou pour l’été, pour apprendre la langue, mais aussi pour explorer cette ville en pleine transformation postsoviétique. En russe cassé, nous avons fait connaissance avec Artiom. En russe prononcé lentement, il nous a invités à le rejoindre le lendemain pour une fête près du métro Taganskaïa, en plein cœur de Moscou.

Lors de cette fête, le néo-Moscovite nous a donné accès à un autre univers. Au deuxième étage d’une maison historique de 1837 qui tombait en ruine, Artiom et un groupe de jeunes – tous convertis au bouddhisme – partageaient un squat. « Parfois, nous étions 5, et parfois nous étions 25, se rappelle-t-il. Quand les gens venaient d’ailleurs en Russie, de Lettonie ou de Pologne pour un évènement bouddhiste, une retraite de médiation, ils débarquaient au squat. »

J’y ai passé des soirées inoubliables. Chacun y arrivait avec une bouteille de vodka, des saucissons, de l’esturgeon fumé ou de la salade de carottes à la coréenne. Les guitares sortaient rapidement de leurs étuis. Les voix se déliaient. Nous parlions tous la même langue. Celle de la jeunesse et de l’insouciance. Et ce, malgré la pauvreté extrême qui rôdait comme un loup autour de cette oasis de bonheur. Malgré la police qui intimidait et taxait les jeunes comme Artiom qui n’avaient pas de « propiska », un passeport interne, leur permettant d’habiter dans la capitale.

Malgré tout, c’était une période extraordinaire en Russie. On vivait avec trois fois rien, mais on avait beaucoup de liberté. Il y avait aussi beaucoup de bienveillance entre les gens.

Artiom Prilepski

Je sais très bien de quoi il parle. Comme étrangère à Moscou à la fin des années 1990, j’ai moi-même joui de ce climat d’émancipation, d’espoir. Dans les journaux du monde entier, on parlait des méfaits de la mafia. Moi, je me promenais seule en pleine nuit sans aucune inquiétude. Ou avec Artiom et sa bande. Moscou veillait sur moi, sur nous.

PHOTO FOURNIE PAR ARTIOM PRILEPSKI

Dans les années 1990, Natalia Gouskova dansait au sein d’une troupe psychédélique.

C’est dans cette période des possibles qu’Artiom a rencontré Natalia, une Moscovite de naissance. Il dessinait des fresques bouddhistes dans les nouveaux bars branchés de la ville. Elle dansait dans les bars. D’abord le cancan, puis dans un groupe psychédélique. Ils vivaient d’amour, d’eau fraîche et de chants tibétains.

PHOTO DE LAURA-JULIE PERREAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Natalia Gouskova et Artiom Prilepski dans leur appartement
 de Moscou en novembre 2011

Mais rapidement, ils ont réalisé que la Russie dans laquelle ils s’aimaient et fondaient une famille n’allait pas dans la bonne direction. Ils gagnaient de mieux en mieux leur vie, ont pu acheter un appartement, voyager, mais ils ont vite senti que l’air qu’ils respiraient devenait plus lourd.

J’ai compris dès 1999 que Poutine était fou et je m’oppose à son gouvernement depuis le premier jour. Nos libertés ont vite commencé à s’étioler. La police est devenue plus agressive avec les jeunes comme nous. Je savais que tout ça nous mènerait à des jours difficiles et j’avais raison.

Artiom Prilepski

À l’époque, alors que la plupart des Russes voyaient en Poutine un grand chef d’État qui les avait tirés de la pauvreté et de l’humiliation des années Eltsine, Artiom et ses amis du squat de Taganskaïa se désolaient de vivre dans une dictature. « Depuis l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, le KGB a repris le contrôle du pays en entier. Les services secrets sont capables de paralyser la société. Vladimir Poutine vit dans un château de fer et tout le système est mis en place pour le protéger », déplorait-il dans une entrevue qu’il m’avait accordée en 2011 pour le 20e anniversaire de la chute de l’URSS. Clairvoyant.

Lisez l’entrevue de 2011

Moscou, 2022

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Quand le gouvernement de Justin Trudeau a annoncé un mois après l’invasion russe qu’il donnait des visas de trois ans à tous les détenteurs de passeport ukrainien et à leur famille, l’option canadienne est apparue sur le radar d’Artiom.

Artiom a déboulé dans la cuisine. C’était le 24 février 2022. « La Russie vient d’attaquer l’Ukraine », a-t-il dit à Natalia. Ils étaient incrédules, tous les deux.

Pourtant, la guerre était bien présente depuis huit ans dans leur appartement moscovite. En 2014, lorsque le conflit a éclaté au Donbass entre des rebelles prorusses et l’armée ukrainienne, la mère et la sœur d’Artiom sont venues se réfugier à Moscou.

Sa sœur, ukrainienne, y est toujours et avale toute la propagande russe, convaincue que l’Ukraine est aujourd’hui aux mains des nazis. Elle se dit maintenant russe.

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Natalia Ivanova Prilepskaïa et son fils, Artiom Prilepski, à Stakhanov, en 2008

Sa mère, elle, ne s’est jamais acclimatée à la capitale russe. « En Ukraine, elle faisait pousser plein de choses, mais à Moscou, rien ne pousse. Elle a décidé de rentrer à Stakhanov. Elle avait les avions qui lui passaient au-dessus de la tête. Quand elle entendait les bombardements et les tirs de mitraillette, elle se cachait dans sa petite cave, sombre et humide », raconte sa bru. En 2019, elle est morte. Principalement de stress, croit Artiom.

Jusqu’à sa mort, elle regardait la télévision russe et croyait la propagande.

Artiom Prilepski, au sujet de sa mère morte en 2019

Un an avant l’invasion russe de l’Ukraine, Artiom et Natalia ont commencé à penser à quitter la Russie liberticide. « On ne pouvait déjà plus dire ou écrire quoi que ce soit. Les opposants atterrissaient en prison les uns après les autres. Des amis proches se sont mis à soutenir Poutine et à dire que l’Ukraine était remplie de fascistes », se souvient Artiom.

La famille a pensé s’installer à Kyiv, mais Artiom a vite réalisé que sa femme et ses enfants russes n’y seraient pas les bienvenus.

Je me sens pris entre les deux pays. Et la haine des deux côtés va durer pendant de longues années. Nous sommes incapables de connecter autant avec les Russes qu’avec les Ukrainiens.

Artiom Prilepski

Et c’est là que l’option canadienne est apparue sur leur écran radar. Quand le gouvernement de Justin Trudeau a annoncé un mois après l’invasion russe qu’il donnait des visas de trois ans à tous les détenteurs de passeport ukrainien et à leur famille.

En mai, Artiom m’a écrit pour me dire qu’il s’en venait chez nous, à Montréal. Ce serait à mon tour de l’accueillir dans mon squat.

Montréal, 2023

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Artiom Prilepski et Natalia Guskova, dans leur cuisine où trône le réfrigérateur traducteur

Arrivés en octobre, Artiom, Natalia et les jumeaux se construisent maintenant une vie à Montréal. Leur réfrigérateur est couvert de Post-it où l’on trouve des mots de vocabulaire calligraphiés en russe, en français et en anglais. Les deux époux tentent d’apprendre seuls les deux langues pendant qu’ils sont sur la liste d’attente – très longue en ce moment – pour les cours de francisation.

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La famille Prilepski-Gouskova est arrivée à Montréal de Moscou en octobre 2022. Elle tente de se reconstruire une vie de A à Z, loin du conflit russo-ukrainien.

Graphiste de formation, homme à tout faire et rénovateur à ses heures, Artiom suit des cours d’animation en ligne et espère trouver bientôt un emploi. Styliste et designer de mode, Natalia planche tous les jours sur des dessins.

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Natalia Guskova à Montréal, le 7 février

J’espère vraiment trouver un emploi qui me permettra d’être créative, de faire des choses avec mes mains.

Natalia Gouskova

Les deux enfants, eux, sont dans une classe d’accueil à l’école secondaire Saint-Henri. Ils y sont bien, mais un petit évènement est venu mettre de l’ombre dans leur ciel en janvier.

« Il y a eu une prise de bec avec des enfants ukrainiens. Ils ont traité Iaroslava et Svetozar de “moskal” parce qu’ils ont grandi à Moscou », raconte Artiom. « Moskal », c’est un terme dérogatoire utilisé en Ukraine pour dénigrer les Russes en général et les Moscovites en particulier. « Pour nous, c’est un peu l’équivalent du mot en N », ajoute Artiom.

La bonne nouvelle, c’est que l’école est intervenue rapidement. « Ils ont expliqué aux enfants qu’ils ont laissé la guerre derrière eux. Qu’ils ne peuvent pas l’apporter ici », note Natalia.

L’évènement, loin de les décourager, leur a plutôt montré qu’ils ont fait le bon choix.