Dans la petite cuisine chaleureuse, ça rit à gorge déployée. La table est couverte de salades à la mayonnaise, de calmars fumés, de caviar de saumon, de cornichons et d'une myriade de zakouski, ces amuse-gueule dont les Russes raffolent. Le vin coule à flots. Les propos des convives, cependant, tranchent avec l'ambiance de camaraderie qui règne dans l'appartement coquet de la banlieue de Moscou.

«Nous vivons dans une dictature», tonne Artiom Prilepski, sans détour. Le jeune homme de 35 ans se lance dans une litanie sur tout ce qui ne va pas dans la Russie d'aujourd'hui. «Depuis l'arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, le KGB a repris le contrôle du pays en entier. Les services secrets sont capables de paralyser la société. Vladimir Poutine vit dans un château de fer et tout le système est mis en place pour le protéger», déplore-t-il.

Autour de la table, ses vieux amis, Tatiana Mizgirova et Dimitri Khobotov, hochent la tête. «C'est une société féodale», ajoute l'un. «Les lois ne s'appliquent pas à tous de la même façon», renchérit l'autre.

On se croirait presque dans une réunion de dissidents russes, pendant les années noires de l'Union soviétique. Mais le calendrier annonce bien que nous sommes en 2011 et que, déjà, 20 ans se sont écoulés depuis la fin du régime communiste. Vingt ans de «prétendue» démocratie, raille Artiom.

Squat bouddhique pour pauvres heureux

Artiom et ses amis pensaient pourtant avoir échappé au pire. Dans les années 90, alors que le pays était sens dessus dessous, ils ont tous les trois vécu dans la pauvreté extrême et habité avec une douzaine de personnes dans un squat, niché au deuxième étage d'une maison historique du centre-ville de Moscou.

Les murs écaillés et le toit abîmé menaçaient de leur tomber dessus à tout moment, la cuvette était un trou dans le plancher. Il y faisait un froid de canard l'hiver. Quand ils parlent de cet épisode de leur vie, pourtant, les trois amis exultent. «C'était sans doute parmi les plus belles années de notre vie, dit Tatiana Mizgirova. On n'avait presque rien. Le plus souvent, on devait se contenter de manger de la kacha [le gruau russe]. Mais on compensait avec l'amitié qui nous unissait», raconte-t-elle aujourd'hui. Les fêtes étaient légendaires dans cette maison de fortune.

Tous les musiciens en connaissaient l'adresse.

Le bouddhisme, tout comme l'amitié, était au coeur de la vie commune du squat. Dans la foulée de la libéralisation des idées, qui a accompagné la chute de l'URSS, les résidants se sont tous convertis au courant de pensée oriental. «La liberté est à la base du bouddhisme», précise Artiom, qui est toujours un fervent pratiquant.

Pour survivre, les squatteurs avaient mis sur pied une petite affaire. Dans la maison d'édition qui imprimait la littérature bouddhique qu'ils lisaient avec dévotion, ils faisaient imprimer des étiquettes de prix destinées aux nouveaux marchés de la ville. Ils les vendaient aux commerçants qui, comme eux, apprenaient les nouvelles règles du capitalisme sauvage. L'argent ainsi récolté était mis en commun. «Pendant que beaucoup de gens étaient occupés à faire de l'argent dans les années 90 et à mettre la main sur les richesses du pays, nous, nous faisions tout le contraire», sourit Tatiana, aujourd'hui âgée de 40 ans.

Leur mode de vie non traditionnel avait un prix. La police connaissait bien l'adresse du squat et y faisait des raids réguliers. Les agents reprochaient aux résidants de ne pas avoir de permis, de «propiska», pour vivre à Moscou. Pour s'en sortir, il fallait verser un pot-de-vin. «C'était bien plus facile de harceler de jeunes gens pacifiques que d'attraper les vrais bandits qui faisaient la loi pendant ces années», ironise Tatiana.

En 1998, le squat a connu une fin brutale. À la demande de fonctionnaires, les policiers ont évacué l'édifice pour le rénover. Les résidants légaux du premier étage de l'édifice - dont les parents de Dimitri Khobotov - se sont vu offrir un appartement dans une tour de la période khrouchtchévienne dans une banlieue éloignée du sud de la ville, alors que l'appartement qu'ils quittaient était à 20 minutes du Kremlin à pied.

Vidée de ses locataires, l'ancienne maison du XVIIIe siècle a été rénovée de fond en comble et est aujourd'hui habitée par des gens fortunés. «L'État était censé nous donner quelque chose d'équivalent à ce qui nous a été pris. Mais ce n'est pas le cas du tout. J'ai bien essayé de me battre, mais faire face aux tribunaux dans ce pays pour les gens ordinaires, c'est peine perdue», raconte Dimitri Khobotov, dont les deux parents sont morts en 1998 d'une intoxication à l'alcool frelaté.

La voie de la classe moyenne

Après l'éclatement du squat, chacun a pris un chemin différent. Mère de deux filles de 9 et 11 ans, Tatiana Mizgirova a connu beaucoup de succès en devenant décoratrice feng shui dans les années 2000. Dimitri Khobotov a transformé la moitié de son appartement en atelier d'ébénisterie. Artiom Prilepski s'est marié en 2000 et est père de petits jumeaux de 3 ans. Il est graphiste. Appartenant tous les trois à la nouvelle classe moyenne russe, les trois amis peuvent se permettre des petits luxes de temps en temps, sans pour autant rouler sur l'or.

Leurs anciens comparses du squat n'ont pas tous eu cette chance. Certains sont morts, tantôt de la tuberculose, tantôt du cancer ou des suites de complications de la syphilis. «La plupart ont survécu à la drogue, à l'alcool. Il y en a qui sont morts. C'est comme ça, la vie», lance Artiom, un peu fataliste.

Ce dernier est pourtant loin d'être résigné devant son avenir en Russie. Avec sa femme et ses enfants, il planifie de mettre son appartement en location pour s'installer en Thaïlande. Son ami Dimitri, lui, songe à émigrer en Allemagne. «Tout est compliqué en Russie et se lancer en affaires est presque impossible. J'en ai marre de survivre, j'ai envie de vivre», dit-il. Comme dans le squat d'antan, la pauvreté en moins.

La petite histoire

J'ai connu Artiom Prilepski pendant l'été 1996 à Moscou. Le lendemain, il m'a présenté ses amis boud-dhistes du squat. C'est entre ces murs délavés, lors de fêtes qui rassemblaient une quarantaine de personnes, que j'ai réellement appris le russe et appris à aimer ce pays revêche au premier abord.