Le discours sur l’indépendance d’Hydro-Québec a pris une enflure étonnante dans les derniers jours.

Après la démission annoncée de sa PDG Sophie Brochu, François Legault a été accusé de miner l’indépendance d’Hydro-Québec (HQ).

Le premier ministre veut attirer des entreprises étrangères en offrant notre électricité au rabais même s’il en manque. Mme Brochu, tout comme de nombreux experts, était sceptique. Cette tension n’est pas étrangère à son départ. Mais peu importe ce qu’on pense des idées de M. Legault, il n’a pas franchi une ligne rouge. Le gouvernement est l’unique actionnaire de la société d’État, et le dernier mot lui revient.

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François Legault, premier ministre du Québec

J’ai parlé à de nombreuses sources qui ont connu de près la relation spéciale entre le gouvernement et Hydro-Québec. Le constat est unanime : en ce qui concerne la politique économique du Québec, la société d’État ne sera jamais indépendante.

Un symbole fort de cette relation : jusqu’au début des années 2000, le bureau du premier ministre se trouvait dans les locaux de la société d’État. On ne l’aurait pas imaginé s’établir rue Parthenais au quartier général de la Sûreté du Québec.

Pour les opérations, HQ a sa direction et son conseil d’administration. Le gouvernement doit les laisser faire leur boulot. Mais pour les grandes orientations stratégiques, Québec a son mot à dire. C’est une question de démocratie : les partis proposent un plan, les citoyens votent pour leur préféré et le gouvernement l’exécute.

Par exemple, les libéraux veulent créer une société d’État pour l’hydrogène vert, un projet hyper énergivore qui risquait de déplaire à Mme Brochu. Et Québec solidaire promet de nationaliser les énergies renouvelables, sous le contrôle des régions. On aurait aimé connaître le niveau d’enthousiasme d’HQ…

La tension a toujours existé entre Québec et cet « État dans l’État », comme on surnomme HQ.

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Éric Martel, ancien PDG d’Hydro-Québec

Un récent exemple : à l’été 2018, l’ancien PDG Éric Martel s’opposait au parc éolien Apuiat, une coentreprise entre Boralex et les neuf communautés innues. HQ ne voulait pas acheter cette électricité. Le prix était trop élevé, surtout dans un contexte de surplus. Pierre Moreau, alors ministre des Ressources naturelles, avait dû rappeler le PDG à l’ordre.

HQ se voit comme une société d’État à mandat commercial. Ses dirigeants reçoivent un boni en fonction de leur performance. Le gouvernement, lui, doit avoir une analyse plus large.

Dans le cas d’Apuiat, les libéraux espéraient améliorer les relations avec les Innus, dont la collaboration serait requise pour les projets futurs sur leur territoire. M. Moreau mettait en garde ceux qui prétendaient que le Québec resterait en surplus. Prédire le marché de l’énergie est hasardeux, disait-il. L’avenir lui a donné raison. D’ailleurs, François Legault, qui critiquait ce projet, a fini par s’y rallier.

La société d’État n’était pas non plus emballée quand Bernard Landry a développé la filière éolienne. Sur le plan économique, l’idée ne faisait pas consensus. Mais le chef péquiste y voyait un moyen d’aider la Gaspésie et le Bas-Saint-Laurent.

Autre accrochage, la centrale nucléaire de Gentilly-2. En 2008, le gouvernement Charest avait reporté la décision de la rénover ou de la fermer. Le PDG Thierry Vandal voyait que le chantier coûterait plus cher que prévu et que le prix de l’énergie chutait à cause du gaz de schiste. Mais les libéraux n’osaient pas renoncer à ce projet populaire en Mauricie, alors M. Vandal a dû dépenser près de 1 milliard pour planifier les travaux. Il a fallu l’élection de Pauline Marois pour y mettre fin.

HQ a un impact sur le développement régional, l’environnement et les Premières Nations. Elle est en dialogue constant avec plusieurs ministres. Pour faire avancer ses intérêts, elle choisit l’interlocuteur le plus susceptible de la défendre au Conseil des ministres. Elle peut aussi jouer l’horloge – la direction de HQ dure plus longtemps qu’un gouvernement, et une élection peut régler ses problèmes. Mais peu importe le dossier, quand l’enjeu est important, il se règle au sommet de la pyramide.

Pour cette raison, un observateur juge maladroit le comité créé par M. Legault, où Mme Brochu siégeait avec plusieurs ministres. S’il y avait un conflit, il devait le gérer en personne, seul avec elle. À HQ, on assure toutefois que ce comité avait bien commencé.

Le premier ministre a parfois raison, parfois tort. Mais il est toujours dans son droit d’avoir tort.

Un PDG déjà trouvé ?

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Le siège social d’Hydro-Québec, à Montréal

Hydro-Québec était prête pour le départ de Mme Brochu. Dans la dernière année, la société d’État avait entamé un processus pour trouver sa relève.

C’est implicite dans le communiqué de presse de mardi : « En matière de planification de la relève, le conseil d’administration d’Hydro-Québec a joué son rôle et est ainsi en mesure de recommander des candidats et candidates au gouvernement », y lit-on.

Selon mes informations, le comité des ressources humaines a déjà un ou des noms.

En vertu de la loi, c’est lui qui propose un ou des candidats. Le premier ministre retient ensuite la personne de son choix. Il n’est toutefois pas impossible qu’il promeuve une autre candidature.

Un scénario que certains semblent craindre à l’interne : un gestionnaire privé sans expérience en énergie. Cela expliquerait du moins pourquoi la démarche de recrutement du C.A. a ainsi été soulignée. En plus de Mme Brochu, la présidente du conseil, Jacynthe Côté, partira aussi en avril à la fin de son mandat.

Mercredi, François Legault a dit chercher un « développeur » pour remplacer Mme Brochu. Une personne ayant déjà participé à ce processus m’indique qu’il arrive que le bureau du premier ministre fasse connaître ses préférences. Après tout, HQ et lui ont intérêt à ce que leurs choix soient compatibles. Ils ne veulent pas lire dans les médias qu’une personne proposée par HQ a été rejetée par Québec. Ces tractations se font toutefois d’habitude plus subtilement, dans les coulisses.

Le PQ demande que l’opposition soit consultée et que la décision soit « apolitique ». Ce serait élégant, sans être obligatoire. Après tout, le PDG ne se rapporte pas à l’Assemblée nationale et sa vision doit s’arrimer avec celle du premier ministre.

Dans le passé, ce processus a plutôt bien fonctionné. Durant leur premier mandat, les caquistes ont choisi Sophie Brochu et Jacynthe Côté, respectivement comme PDG et présidente du conseil d’administration (C.A.). Le gouvernement Couillard les avait aussi pressenties, mais elles avaient refusé pour des raisons personnelles. Voilà la preuve que ces nominations n’étaient pas partisanes.

D’autres choix étaient plus étonnants. Pierre Karl Péladeau a été envoyé à la présidence du C.A. par Pauline Marois, et Philippe Couillard avait opté pour Michael Penner. Dans les deux cas, ils ne détenaient pas d’expertise particulière en énergie.

Mme Brochu avait été choisie pour sa compétence et M. Legault était en bonne relation avec elle. Il avait même déjà essayé de la recruter comme candidate caquiste.

Pour la convaincre de diriger HQ, il a accepté qu’elle continue de siéger au C.A. de la Banque de Montréal. Un privilège qu’elle était la seule patronne de société d’État à avoir.

L’opposition l’avait d’ailleurs déploré. En commission parlementaire, Mme Brochu avait laissé entendre qu’on aurait traité un homme différemment. En fait, un de ses prédécesseurs, Thierry Vandal, souhaitait lui aussi siéger au C.A. d’une banque, mais les libéraux avaient refusé.

Mme Brochu avait été vexée par ces critiques, ainsi que par les reportages sur de prétendus conflits d’intérêts à cause de contrats mineurs accordés à une entreprise de son conjoint. Elle a dû se dire : ai-je encore envie de faire ce travail exigeant si c’est pour être attaquée dans les médias et pour défendre une vision qui n’est pas tout à fait compatible avec celle du gouvernement ?

Voilà la ligne étroite sur laquelle devra marcher son successeur : éclairer le gouvernement sans oublier qui demeure l’ultime patron.