Pierre Poilievre est donc devenu sans surprise chef du Parti conservateur du Canada, avec 68 % des points totaux en vertu des règles de la course à la direction. Le virage vers le populisme colérique du Parti conservateur peut commencer.

Le jeune chef a su canaliser toute la colère qui n’était jamais pleinement bienvenue dans le Parti conservateur de MM. Scheer et O’Toole, une colère qui était reléguée au grenier. M. Poilievre les a invités au salon, ceux qui sont en colère.

M. Poilievre a courtisé sans gêne tout ce que ce pays compte de négationnistes sanitaires et vaccinaux. Quand les camionneurs de la « liberté » ont commencé à occuper Ottawa, il est allé à leur rencontre… Même si le leadership de ce convoi était noyauté par des complotistes qui avaient pris la peine d’écrire noir sur blanc qu’ils voulaient renverser le gouvernement élu⁠1.

Il fut une époque où les partis politiques conventionnels ne se collaient pas sur des agitateurs de la sorte, dont la colère trouve sa source dans des univers parallèles construits par la désinformation et les théories du complot. M. Poilievre fait partie de ceux qui veulent rompre avec cette tradition.

Le député de Carleton utilise d’ailleurs habilement le lexique des conspirationnistes, par exemple en brandissant le Forum économique mondial de Davos — une grand-messe politique et économique annuelle — comme une sorte d’épouvantail. Dans l’univers conspirationniste, Davos est un mot codé pour désigner le contrôle étatique par des intérêts occultes2.

Si vous trouvez qu’avec ses massages de pieds aux conspis, M. Poilievre ressemble au chef du Parti conservateur du Québec, vous avez raison. Ils sont par ailleurs amis.

Le nouveau chef du PCC promet de brasser les institutions comme la Banque du Canada (dont l’indépendance la met à l’abri des pressions partisanes) et Radio-Canada (il veut éventrer le service anglais). Il s’est aussi collé sur toute la nébuleuse qui voit les cryptomonnaies comme le saint Graal d’un système monétaire mondial à reconfigurer (il parle moins des cryptos depuis leur écroulement, cependant).

Pierre Poilievre courtise aussi des gens dont la colère est parfaitement légitime, il faut le dire. Ceux dont la colère trouve sa source dans les factures à payer, par exemple : les jeunes qui désespèrent de pouvoir un jour s’acheter une propriété, les vieux qui voient l’inflation gruger leurs revenus fixes, tout le monde qui voit l’inflation faire exploser la facture de l’épicerie…

Et de tout le reste.

Là-dessus, une opposition menée par Pierre Poilievre risque de forcer le gouvernement libéral de Justin Trudeau à se démener pour se concentrer sur des priorités plus terre à terre.

Les parallèles avec Donald Trump collent à M. Poilievre depuis longtemps. C’est à moitié injuste : M. Poilievre n’est pas raciste et n’a pas fait campagne sur le dos des immigrants, bien au contraire. Mais il partage avec M. Trump le même déficit de scrupules quand il courtise ceux dont la colère n’a rien de légitime, qui tire sa source dans des lubies discréditées.

Partout en Occident, des forces politiques populistes se dressent pour canaliser la colère d’une portion des citoyens, pour la transformer en votes. La ligne est mince entre canaliser et attiser. Au Canada, seul le Parti populaire (PPC) de Maxime Bernier tentait de harnacher la colère pour la transformer en votes.

Avec Pierre Poilievre, ce pauvre M. Bernier a de la concurrence : son ancien parti politique est désormais dirigé par une version plus habile et plus éloquente de lui-même.

Car on peut ne pas aimer ce que Pierre Poilievre préconise et la manière dont il fait de la politique en tournant les coins ronds à grands coups de chainsaw, qu’il utilise métaphoriquement contre tous ses adversaires. On peut. Mais c’est une bête politique de grand talent qui vient d’accéder à la tête d’une des deux grandes familles politiques qui se partagent le contrôle du gouvernement du Canada depuis un siècle.

M. Poilievre a gagné le leadership du Parti conservateur du Canada haut la main en faisant le plein de nouveaux membres séduits par sa personne, ses idées et son éloquence.

Ça s’est fait en écrasant des orteils (des pieds, des tibias et des fémurs, aussi). On voit mal des députés comme Alain Rayes et Gérard Deltell se sentir à l’aise dans un parti dirigé par M. Poilievre : il y a même un risque d’implosion du PCC, à cause de M. Poilievre3.

On verra si Pierre Poilievre peut transposer cette énergie pour gagner une élection générale. La prochaine élection sera fascinante en cela : le populisme à la Pierre Poilievre4 est-il assez payant politiquement pour faire élire un PM ?

On peut ne pas aimer les idées de M. Poilievre et son style. Je ne suis pas amateur, personnellement, de faire des accommodements raisonnables avec les adeptes de théories du complot.

Mais samedi, après sa victoire éclatante, M. Poilievre a fait un long discours, en français et en anglais, sur sa vision du pays et de la vie… Et je ne me souviens pas d’avoir vu un politicien canadien, depuis 20 ans, afficher une telle énergie, une telle éloquence et un tel (oui, c’est le mot) charisme.

Justin Trudeau vient de se trouver un adversaire plus redoutable que tous ceux qu’il a eu à affronter depuis son entrée en politique.

1. Lisez « Le trumpisme canadien fait un tour de camion » 2. Lisez « Le Great Reset n’est pas un complot pour contrôler le monde » 3. Lisez « Réflexions et défections à prévoir si Poilievre l’emporte » 4. Lisez la chronique « Pierre Poilievre’s taps into textbook populism » (en anglais)