Maurice Boucher est mort, mais les Hells Angels sont plus vivants que jamais.

Maurice Boucher est disparu, mais la marque de commerce est toujours protégée, le groupe, légalement constitué, et « porter les couleurs » n’est pas interdit.

Celui qui a forcé l’État à déclencher les plus importantes enquêtes policières et l’adoption d’une loi antigang est mort. Mais la lutte contre le crime organisé au Québec, au Canada, reste un travail largement inachevé.

Ce jour-là, je ne peux pas l’oublier.

Le 27 novembre 1998 a marqué à jamais le monde de la justice au Québec. Un jour noir, un jour de défaite.

Un jury acquitte en après-midi Maurice Boucher, le chef de guerre des Hells Angels. Il sort en fanfare du palais de justice de Montréal, avec sa garde rapprochée. Le soir, il célèbre bruyamment dans un gala de boxe, entouré de sa gang.

Celui qui a voulu « déstabiliser le système » en tuant des gardiens de prison choisis au hasard (avant de viser des procureurs et des juges) avait réussi à s’en sortir. Malgré le témoignage solide du tueur lui-même, Stéphane Gagné. Boucher était libre, la justice apparemment impotente.

L’assassin, l’homme responsable de la guerre de bandes criminelles la plus sanglante des annales canadiennes (plus de 160 morts, dont 20 innocents), rit aux éclats. Il triomphe.

On n’a pas oublié non plus l’atmosphère de ce procès, où des motards venaient s’asseoir bien en vue dans la salle d’audience, face aux 12 jurés.

Est-ce que, vraiment, l’État était incapable de lutter contre son ennemi (très) public numéro 1 ?

Parmi les victimes collatérales de cette guerre, un enfant de 11 ans, Daniel Desrochers. Mais beaucoup d’autres citoyens qui ont pris des balles perdues ou servi de bouclier. Pierre Rondeau, Diane Lavigne, choisis au hasard parce qu’ils travaillaient aux Services correctionnels. Michel Auger, journaliste judiciaire au Journal de Montréal, qui écrivait sur les motards des choses déplaisantes, et qui a survécu miraculeusement.

Une atmosphère de terreur s’installait, en cette fin de siècle. Les procureurs recevaient des menaces, et la police semblait impuissante.

Le tueur-délateur Gagné a expliqué que l’assassinat des gardiens de prison servait deux objectifs. D’abord déstabiliser « le système » en faisant peur à ses acteurs, un peu comme Pablo Escobar l’avait fait en Colombie — ou la mafia en Sicile, etc. Des procureurs et des juges devaient suivre comme cibles dans cette escalade de la violence.

L’autre objectif de Boucher, plus pragmatique, était de mettre fin à la délation. Il pensait s’assurer de la fidélité des tueurs à gages de l’organisation : jamais l’État n’offrirait une entente à un criminel ayant tué un agent de la paix.

Ce jour de novembre, on était tenté de penser que son plan marchait…

La suite a finalement donné tort à Boucher. Des fonds sans précédent ont été alloués à la lutte anti-motards. Des escouades spécialisées ont été créées. Des rafles géantes ont eu lieu. À un certain moment, seuls deux membres des Hells n’étaient pas en prison. Ça n’a pas été très bon pour leurs « affaires »… un certain temps.

Sous la pression populaire, le gouvernement fédéral a modifié le Code criminel pour criminaliser des activités au profit d’un gang criminel.

Boucher, entre-temps, a été renvoyé à procès par la Cour d’appel. Et condamné à mourir en prison au terme de ce second procès.

En se replongeant dans l’atmosphère inquiétante et vaguement irréelle de cette époque pas si lointaine, on peut se réjouir au moins de ça : l’État a répliqué de manière musclée, avec beaucoup de succès. Même pour démanteler la tête d’une organisation aussi tissée serrée. Des opérations antimafia ont aussi été réalisées à la même période.

On demeure tout de même avec une impression d’inaccompli. Plusieurs de ces procès ont fini en demi-teinte, un peu mollement, voire en queue de poisson.

On n’a pas vraiment su intégrer de manière moderne la gestion d’immenses dossiers criminels impliquant des organisations aussi vastes, dont le démantèlement nécessite des années d’enquête. Ce besoin de mise à niveau judiciaire est encore là, car les organisations criminelles — de l’importation à la distribution au blanchiment des profits — ne sont pas moins complexes.

Notre « loi antigang », par ailleurs, n’est qu’une pâle copie des versions américaines (« RICO ») ou des lois européennes contre les bandes organisées, qui donnent beaucoup plus de pouvoirs policiers.

Bref, l’affaire Boucher et ce qui en a découlé nous ont appris que, quand on s’y met, nos polices peuvent venir à bout des pires organisations criminelles — y compris celles qui trafiquent des armes et tirent dans nos rues en plein jour.

Mais c’est un travail toujours à refaire. Et le temps d’une mise à niveau judiciaire et législative est venu depuis longtemps — avec ou sans guerre.