Dimanche, je vous ai raconté l’histoire de violence conjugale d’Amy Kaufman1. Elle a survécu aux coups de Jonah Keri dans une spirale de violence qui aurait pu l’emporter. Tout au long de notre entrevue, je me posais une question, une question délicate, et je ne savais pas comment la poser.

Y a-t-il un signe qu’elle a manqué, qui aurait prévenu Amy que Keri était un fou furieux, avant les coups ?

Je dis que la question est délicate, car en la posant, on peut penser que la victime de violence conjugale a une part de responsabilité… Et ce n’est pas ce que je pense.

J’ai fini par poser la question à Amy, en lui disant que je la trouvais délicate.

Réponse : « Ce n’est pas une question délicate ou inappropriée, a-t-elle répondu. Je parle aussi pour des fins d’éducation, pour qu’on parle de relations saines… Il faut que les femmes soient attentives à certains signes, oui. Mais il faut surtout éduquer nos garçons : on ne peut pas agir ainsi… »

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Amy Kaufman

En regardant dans le rétroviseur de sa relation avec Jonah Keri, Amy Kaufman voit les deux drapeaux rouges qu’elle a ratés, avant la violence.

Primo, Jonah Keri s’est immiscé dans sa vie à grandes rations d’attention et de gentillesse. Il pouvait l’appeler dix fois par jour et lui envoyait des fleurs régulièrement – il semblait sorti d’une comédie romantique.

Deuzio, il a unilatéralement décidé de quitter Denver (où il avait deux enfants en garde partagée) pour venir vivre avec Amy à Montréal (sans la consulter).

« Le drapeau rouge, c’est quand il a décidé de laisser ses enfants à Denver pour venir vivre à Montréal. Maintenant que j’ai un enfant, ça m’apparaît exagéré, suspect. Et toute cette gentillesse ! C’était exagéré, d’une manière folle… Il a su exploiter mes vulnérabilités. »

Mais même là, malgré cette gentillesse exagérée, la présence de tous les instants de ce nouvel amoureux, jamais Amy n’aurait pu penser que ça annonçait le pire : « Jamais je n’aurais anticipé que ça mènerait à un coup de tête qui me casserait le nez, qu’il me mordrait, qu’il me battrait… »

Je sais la question que vous vous posez. Amy Kaufman l’a entendue, cette question, elle aussi : pourquoi n’est-elle pas partie, dès le premier acte de violence ?

Réponse : « D’abord, il y a la peur. La peur qu’il te tue, si tu pars. Ton état d’esprit devient celui d’une personne torturée. Tu acceptes ton sort. Et il y avait la peur, aussi, qu’il tue le bébé. Qu’il tue mon père, mon frère : il m’avait dit qu’il le ferait, si je partais… »

Elle souligne que bien rares sont les femmes qui, à la première gifle, quittent leur conjoint et portent plainte. Ça fait partie de la dynamique d’abus et de contrôle. Et quand on y pense, si c’était si facile, si simple, elles partiraient au premier acte de violence…

Ce n’est pas le cas.

Amy Kaufman a quitté Jonah Keri et elle a porté plainte en juillet 2019, après qu’elle eut réussi à stopper une tentative d’étranglement. Un homme qui échoue à étrangler sa conjointe fait exploser de 800 % les risques que cette femme soit éventuellement victime d’un féminicide.

Amy est fière d’avoir fait le geste, un geste de survie. Mais elle garde quand même un souvenir amer de tout le processus judiciaire, de l’interaction avec certaines policières (« Les policiers les plus empathiques étaient des hommes »), à l’obligation de devoir réexpliquer son histoire mille fois, en passant par les multiples délais dans le procès, au gré des remises causées par les « thérapies » de son ex…

Je mets thérapies entre guillemets, car Amy ne croit pas qu’un homme violent avec sa femme peut se guérir dans un cours de gestion de la colère au YMCA : « Il ne battait personne dans les bars, dans les restaurants, dans les stationnements. Au contraire, hors de la maison, il était extraordinairement doux et gentil. C’est moi qu’il battait, quand personne ne regardait. Ces thérapies, c’est de la frime pour bien paraître devant le tribunal. »

D’ailleurs, aux observations sur la peine, l’avocat de Keri, Me Jeffrey Boro, a présenté son client comme un homme nouveau : « Ce n’est pas le même qu’il y a deux ans. »

Réplique d’Amy Kaufman : « La stratégie était de montrer qu’il était malade et qu’il était en voie de se guérir. Moi, je n’avais pas le temps de faire de la thérapie. Je montais mon dossier et je courais après les procureurs de la Couronne qui se succédaient, je prévenais la police quand M. Keri brisait ses conditions… »

Elle trouve que les délais judiciaires sont intolérables pour les victimes : de l’arrestation de Keri (juillet 2019) à sa condamnation (mars 2022), on compte deux ans et quatre mois, « ce qui est plus long que ma relation avec lui ».

Amy Kaufman tient à souligner un rayon de soleil, dans cette saga judiciaire : le procureur de la Couronne Bruno Ménard.

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Me Bruno Ménard

« C’est une licorne, ce gars-là…

— Une licorne ?

— Il n’est pas censé exister ! Il a été formidable : du premier appel à la fin du procès, il n’a pas lâché, il ne m’a pas lâchée, moi, il s’est éduqué sur la dynamique de la violence conjugale… »

Près de 3 mois après que son ex a été condamné à 21 mois de prison, Amy Kaufman reprend sa vie. La voix est solide, le regard est franc. Ses prises de parole ont été remarquées au Canada anglais et aux États-Unis.

Elle agit sur trois fronts, désormais.

Un, Amy œuvre auprès des victimes de violence conjugale, au sein de l’organisme montréalais Femmes averties/Women Aware2, qui offre du soutien aux femmes aux prises avec un conjoint violent.

« Nous avons beaucoup de bénévoles, dit Amy Kaufman, qui sont toutes des survivantes. Les femmes qui nous appellent parlent à quelqu’un comme elles, qui l’a vécu, qui ne va pas demander, sur un ton de jugement : “Pourquoi tu restes ?” »

L’organisme Femmes averties aide les survivantes à naviguer dans le labyrinthe des plaintes à la police, des visites au palais de justice, des demandes d’indemnisation au Centre d’aide aux victimes d’actes criminels, à se refaire un CV, « parce que c’est dur de retourner sur le marché du travail, quand tu as un trou de cinq, six ans dans ton CV… »

Deux, elle milite pour que le système judiciaire s’adapte, arrive au XXIe siècle. Elle évoque la « loi de Keira3 », le projet de loi C-233 qui chemine au parlement, une loi qui obligerait les juges canadiens à suivre des formations sur la violence conjugale. Keira est une petite Ontarienne de 4 ans tuée par son père en février 2020. Le père était séparé de la mère de Keira, la Dre Jennifer Kagan, dont les préoccupations face à la violence de son ex avaient été ignorées, avant le meurtre4.

Trois, elle donne des entrevues pour faire de la pédagogie sur la violence conjugale. Ça donne une chronique comme celle-ci.

L’entrevue achève, je dis à Amy Kaufman qu’elle semble solide, que j’espère que le cauchemar est terminé maintenant que Jonah Keri est en prison et que la vraie nature de son ex est connue à la grandeur de l’Amérique du Nord…

Amy me regarde et me dit : « Je vais quand même avoir peur de lui pour le restant de ma vie. »

1. Lisez « Ça peut arriver à n’importe qui » 2. Consultez le site de Femmes averties/Women Aware 3. Lisez l’article « Projet de loi pour que les juges soient mieux outillés sur la violence conjugale » 4. Lisez le témoignage de la mère de Keira, Jennifer Kagan (en anglais)