Il y a deux phrases que je prononce tout le temps, ces jours-ci.

La première ?

Attends, attends, je branche mes écouteurs…

La deuxième ?

Le monde est pas bien.

L’autre jour, à Dollard-des-Ormeaux, un grand-père est descendu des gradins d’un terrain de soccer pour aller s’en prendre à un juge de ligne de 17 ans. La séquence a été filmée. Elle a fait le tour des internets québécois. Pif, paf, grand-papa a mis sa main sur le museau de l’ado avant d’être cloué au sol par un parent qui n’avait pas oublié comment stopper un receveur de passe…

J’ai pensé, encore : le monde est pas bien.

J’imagine, dans six mois, grand-maman discutant avec grand-papa…

« Rappelle-moi pourquoi on doit 20 000 $ à l’avocat ?

— Parce que l’arbitre a raté un hors-jeu, chérie. »

Il y a deux semaines, ma collègue Marie-Eve Fournier racontait que des clients impatients avaient déjà craché sur des employés d’un Tim Hortons 1. Le service était trop lent à leur goût…

Expérience personnelle, tiens : ces derniers jours, j’ai eu affaire à deux procureurs de la Couronne, à la suite de plaintes à la police que j’avais déposées l’hiver dernier. Dans les deux cas, les accusés ont reconnu leur culpabilité. Dans l’un des cas, menaces de mort. La policière m’appelle après avoir arrêté le gars :

« Il ne vous connaît pas.

— Pardon ?

— Non, il a lu quelqu’un qui vous critiquait sur les réseaux sociaux, il a trouvé votre compte Facebook et il vous a écrit… »

J’essaie d’imaginer ce qui se passe dans la tête d’un homme pour qu’il en arrive à menacer de mort un pur inconnu, juste parce qu’il est en désaccord avec une chronique.

Vingt-cinq ans que je fais ce métier, je n’avais jamais eu à porter plainte à la police, jusqu’à l’hiver dernier…

Depuis six mois, j’ai arrêté de compter à six.

Aux États-Unis, ça se vérifie, que le monde est pas bien. En janvier, le journaliste Matthew Yglesias a recensé plusieurs indicateurs qui quantifient la hausse des mauvais comportements, que ce soit à l’école, dans les avions ou sur les routes2. Les Américains achètent plus de guns, commettent plus de meurtres, meurent de plus de surdoses, boivent plus…

Cette semaine, le chef néo-démocrate Jagmeet Singh a été violemment houspillé et menacé par une meute d’illuminés, dans le sud de l’Ontario3. Oui, oui, le clivage… Je sais. Mais les radicalisés de 2022, ceux qui ont le temps d’aller menacer de casser la gueule à un politicien en plein jour, je le sens, étaient les colériques d’hier. Je les reconnais. La colère est simplement mieux instrumentalisée, aujourd’hui.

La pandémie ?

Oui, oui, la pandémie, OK…

Mais je trouve que la pandémie a le dos large, des fois, quand on explique certains phénomènes. La colère était là avant, juste sous la surface, ce n’est pas la première fois que j’en parle. En écrivant ces mots, je repense à une vieille chronique, je la cherche et Google la fait apparaître : 10 novembre 2018, il est question d’un inspecteur municipal exposé à la mèche courte de ses concitoyens, qui virent fous pour des sottises…

Je le cite : « Le monde est malheureux… »

Ce fut le titre de la chronique de 20184, et voyez comme j’ai de la suite dans les idées : celle que vous lisez présentement s’intitule Le monde est pas bien. Mais surtout, voyez comme la pandémie n’a rien inventé en termes de stupidité, d’excès, de mauvais comportements…

Et de détresse psychologique, qui rend la mèche encore plus courte. Déjà, en 2019, j’étais consterné par l’omniprésence de la détresse psychologique5 : tout le monde était touché par ça, tout le monde semblait déjà, prépandémie, guetté par le burn-out, à ÇA d’être accro aux antidépresseurs.

Nous n’avons collectivement jamais été aussi riches. Mais peut-être n’avons-nous jamais été aussi malheureux. Vivre, c’est de la pression…

Pression, partout. Tu veux voir un médecin, y en pas (va au privé) ; ton enfant a besoin d’un orthophoniste, y a un an d’attente (va au privé) ; tu veux acheter une maison, tu peux juste te la payer à 60 km de ton travail ; t’es pressé, t’es pogné dans le trafic ; t’accouches de ton premier enfant et un de tes premiers stress est déjà de lui trouver une place en garderie ; tu veux manger sainement, pis la facture d’épicerie te fait frôler l’AVC…

Tu veux te relaxer, décompresser, décanter : tu te bookes un billet pour le Sud, et là, la culpabilité embarque… Pis la planète, elle ? Bon, on va rester au Québec, on fera un road trip

À 2 $ le litre d’essence.

Je reviens aux constats américains de janvier que j’évoquais plus haut : en près de 20 ans, de 2000 à 2018, la proportion de foyers américains qui donnaient à des œuvres de charité est passée de 66 à 49 % 6

Ça veut dire quoi ?

Je l’ignore. Je sais juste que la désolidarisation est palpable, que le monde est pas bien, que l’autre est de plus en plus perçu comme une menace, une nuisance. Comme si on pensait que le salut était dans le chacun pour soi, au plus fort – au plus fâché – la poche.

Dans ce contexte, pas étonnant que des mages à cravate aient déjà imbibé d’essence les épouvantails faciles à brûler – les élites, les étranges, l’ONU, la Banque du Canada, les élites mondialistes, les élites-tout-court, les merdias, les maudits wokes… – avec des briquets à clic, clic, clic…

1. Lisez la chronique « Quand la porte du resto est verrouillée, faute d’employés » 2. Lisez le texte « All kinds of bad behavior is on the rise » de Matthew Yglesias (en anglais) 3. Lisez l’article sur le site de CBC (en anglais) 4. Lisez la chronique « Le monde est malheureux » 5. Lisez la chronique « Chronique-sandwich sous pression » 6. Lisez la chronique « America Is Falling Apart at the Seams » sur le site du New York Times (en anglais)