Certains records ne donnent pas le goût de célébrer. En particulier quand ils engendrent une série de conséquences financières frustrantes pour les entreprises, et du mécontentement chez leurs clients.

Parlez-en aux restaurateurs et aux commerçants qui doivent réduire leurs heures d’ouverture, faute de main-d’œuvre. Le taux de chômage à 4,1 % au Québec, du jamais-vu depuis que cette donnée existe, ne les fait pas sauter de joie. C’est évident.

Propriétaire de trois franchises Tim Hortons à Saint-Sauveur et à Sainte-Agathe-des-Monts, dans les Laurentides, Yves Forget subit ce record quotidiennement. Je l’ai appelé après m’être cogné le nez sur une porte verrouillée… alors que cette chaîne est censée accueillir les clients nuit et jour.

Je me doutais bien qu’il ne fermait pas ses restaurants la nuit et en soirée, et même des journées entières, par manque de clients.

Si réduire les heures d’ouverture a été une décision difficile, garder ses employés heureux est un défi titanesque. Ceux-ci, pas tout à fait assez nombreux pour répondre à la demande, doivent composer avec des clients frustrés et impatients. À un niveau qui dépasse l’entendement.

« Certains clients exaspérés ne comprennent pas pourquoi ils ne sont pas servis en 0,2 seconde. J’en ai vu cracher au visage des employés. J’ai vu des clients se battre entre eux. La police est souvent intervenue. Une madame a frappé une femme enceinte. Il est arrivé pas mal de choses », raconte l’homme d’affaires.

Pour les employés, cela crée un « niveau d’anxiété assez élevé » qui est souvent verbalisé. Certains pleurent. Le taux de roulement est assez important.

Sans surprise, Yves Forget perd des soldats. « Les gens se cherchent une job moins stressante, moins demandante, et plus payante. Et il y en a plein. » Le grand nombre de restaurants et de commerces au mètre carré, au pied du mont Saint-Sauveur, élève le recrutement au rang de compétition féroce.

« Ce n’est pas le temps de vendre »

Dans un contexte pareil, ce n’est pas le temps de faire la fine bouche. « Si la personne connaît sa gauche et sa droite, on la prend ! », lance le franchisé dans un éclat de rire, en exagérant à peine. Le recrutement a changé, les candidats potentiels doivent être convaincus qu’ils éprouveront du plaisir à travailler. Au lieu d’attendre la perle rare, les employeurs prennent plus de risques qu’avant, malgré les coûts de formation que ça implique. Et ils apprennent tant bien que mal à réduire leurs attentes.

Yves Forget, qui aimerait gonfler ses troupes de 20 à 40 personnes, chuchote que son niveau de tolérance n’a jamais été aussi élevé. Il n’a plus le choix d’endurer des employés qui, en temps normal, seraient remerciés pour leur faible niveau de productivité. Il n’en revient pas lui-même.

Salaires en hausse constante. Heures d’ouverture réduites. Prix des aliments qui bondit. Coûts associés au roulement de personnel élevé. Tout cela est loin de favoriser la rentabilité des restaurants.

Yves Forget doit admettre que ses franchises ne valent plus ce qu’elles valaient. « Ce n’est pas le temps de vendre », résume-t-il. Mais il se dit « optimiste » et confiant d’un retour à la normale dans quelques années.

La situation est plus difficile pour ces franchisés qui veulent partir à la retraite, mais qui ne trouvent pas à vendre leur commerce dans le contexte actuel.

D’autres restaurants subissent une baisse de ventes en réduisant délibérément leur capacité d’accueil, faute de personnel. Ça m’est arrivé deux fois, l’été dernier, de ne pouvoir m’asseoir dans un restaurant pourtant à moitié vide. Les hôtesses étaient bien désolées de m’apprendre que le cuisinier était trop débordé pour m’accueillir.

Grillages et lumières éteintes

Si des fermetures ponctuelles ont été observées dès 2018, « depuis la pandémie, c’est généralisé », affirme Martin Vézina, porte-parole de l’Association Restauration Québec (ARQ). Les lundis et mardis sont en train de devenir des jours de congé dans l’industrie. Et des établissements ont abandonné le dîner pour se concentrer sur le souper.

On n’a pas fini de buter contre des portes verrouillées.

Martin Vézina rappelle qu’il faudra attendre 10 ans, soit jusqu’en 2032, pour que le bassin des 16 à 25 ans retrouve son niveau de 2012.

Les centres commerciaux ne sont pas davantage épargnés. Aux Promenades Saint-Bruno, nombre de magasins sont fermés le vendredi soir. Une situation qui n’est pas unique dans la province. C’est assez curieux et même déprimant de déambuler devant des grillages et des lumières éteintes.

« C’est du jamais vécu », soutient le directeur général du Conseil québécois du commerce de détail (CQCD), Jean-Guy Côté. « Fermer une boutique non pas parce qu’il manque de clients, mais d’employés derrière les caisses, ce n’est pas un réflexe naturel. » Le plus difficile est de trouver des employés pour les soirs de semaine, précise-t-il.

Il manque 25 000 personnes dans le secteur de la vente au détail.

Les propriétaires de centres commerciaux en sont conscients et se montrent beaucoup plus flexibles qu’avant. Pendant des décennies, les boutiques devaient suivre l’horaire dicté par le propriétaire, sous peine de sanctions. Le même phénomène se voit dans le monde de la restauration : les franchiseurs se montrent compréhensifs.

Jusqu’à quel point les clients font-ils preuve de la même ouverture d’esprit devant des employés, peu nombreux ou inexpérimentés, qui peinent à donner le service attendu ? C’est la grande question.

De toute évidence, comme les employeurs, nous devons accroître notre degré de tolérance. Car les réactions exagérées risquent d’exacerber les problèmes de recrutement.