Ses tiroirs débordent de souvenirs. Les cartes de fête des Mères que je lui offrais enfant, avec des fleurs, des cœurs et des oiseaux. Des dessins faits avec beaucoup d’amour et peu de talent. Des photos écornées, le plus souvent mal cadrées. Des bulletins du primaire…

« Tiens, prends-les… »

Mes tiroirs sont pareils, même si j’essaie de me soigner. J’ai du mal à me séparer des bricolages-cadeaux de mes enfants, des poèmes maladroits, des acrostiches qui font fondre le cœur. J’ai surtout du mal à me séparer de ma nostalgie devant le temps qui passe et ne revient pas.

Arrive un temps où on n’a plus le choix. Il faut déchirer la page ou la tourner. Il faut jeter les objets et ranger seuls les souvenirs dans les tiroirs invisibles d’un cœur gonflé.

Ce dimanche de fête des Mères, je le passerai à aider mes parents à mettre 50 ans de vie dans des petites boîtes. Une mer de souvenirs à classer sans s’y noyer.

Ils doivent « casser maison », comme on dit pour une nouvelle vie sans escaliers, plus près de leurs enfants, plus loin de leur vie d’avant.

Le bas de triplex de mon enfance est devenu un entrepôt de souvenirs. Le sous-sol est devenu à la fois un centre de tri, un antiquaire et un bazar géant. Les chandails que je portais ado, ma vieille chaîne stéréo à cassettes, mes travaux de l’école secondaire, des souvenirs ramenés de la Syrie natale de ma mère ou du Sénégal natal de mon père… On jette, on donne, on recycle, on lègue. Et on réalise au passage que l’on a assez de vaisselle pour organiser un banquet pour toute la ville de Montréal.

Les objets m’importent moins que les histoires oubliées qu’ils racontent. J’ai retrouvé dans la bibliothèque familiale un vieil Assimil russe des années 1950 qui appartenait à ma mère. « T’as appris le russe ? »

Non, elle ne l’a pas appris. Mais elle y a pensé quand, après son bac scientifique en Syrie, elle a obtenu une bourse pour étudier la médecine à Moscou. Comme elle aimait mieux les maths, elle a fini par choisir le génie.

L’Assimil poussiéreux, comme la plupart des livres, s’est retrouvé dans la pile de livres à donner. Mais il y en a que je ne me résous pas à laisser aller. Comme ces vieux livres reliés de mon grand-père syro-arménien, avec son nom inscrit en arabe dessus. Ce sont des exemplaires reliés de la revue Al Hilal (Le croissant), un magazine culturel et littéraire moyen-oriental, fondé en Égypte en 1892. Autodidacte et passionné de lecture, mon grand-père les gardait précieusement dans sa bibliothèque à Alep avec des exemplaires de La Presse à laquelle il s’était mystérieusement abonné depuis la Syrie dès 19211.

« C’est la première chose qu’il a mise dans le container quand on a quitté la Syrie. »

Je ne lis même pas l’arabe. Mais je n’ai pu m’empêcher de ranger le tout dans ma bibliothèque au rayon nostalgie. Sans doute jusqu’au jour où je devrai casser maison moi aussi…

Bien que cette étape de la vie soit le plus souvent un passage obligé, elle peut paraître violente lorsqu’elle est précipitée. Ma mère, qui a dû la devancer à cause de la maladie, ne s’en plaint pas pour autant. Bien sûr que c’est triste de devoir quitter une maison où on a vu grandir ses enfants, où on les a bordés, nourris, aimés. Mais ce n’est pas la mer à boire, me dit-elle. C’est la vie. Si on s’épanche devant chaque babiole, on n’y arrivera jamais. « Il faut le faire, et c’est tout. Il n’y a pas d’émotions là-dedans. »

Évidemment, c’est toujours préférable de faire ces choses bien avant que la vie nous y force. Parce qu’on ne trie pas un demi-siècle en un week-end. Ça peut prendre des années… Et ce n’est jamais vraiment fini. Les Suédois appellent ça le « ménage de la mort ». La pratique scandinave, théorisée en 2017 dans un livre de Margareta Magnusson devenu un ouvrage à succès, consiste à alléger, bien avant notre mort, le fardeau sur les épaules de nos proches2.

Je ne peux pas dire qu’on fait ça chez nous aussi méthodiquement que les Suédois. Ça m’étonnerait que notre approche de vieux souk moyen-oriental devienne un succès de librairie. La maladie nous entraîne dans un sprint alors que l’on aurait bien sûr préféré faire les choses tout doucement. Ma mère qui, ces dernières années, a accompagné des réfugiés syriens qui ont dû casser maison dans des circonstances autrement tragiques, des éclats d’obus dans leur salon, sait qu’il faut relativiser les choses. Elle pense aux réfugiés ukrainiens forcés eux aussi d’enfouir toute une vie dans une petite valise, la peur au ventre, en laissant tout derrière. Elle pense encore à tous ceux qui, durant la pandémie, ont vécu des deuils précipités. Tous ceux et celles qui vivent aujourd’hui une fête des Mères sans mère, sans avoir eu le temps de dire ce qu’ils auraient voulu dire, de mettre de l’ordre dans leur cœur et leurs souvenirs…

De notre maison « cassée » à vos cœurs brisés, nos plus douces pensées.

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