La lettre, jaunie par le temps, a exactement cent ans. Elle est datée du 22 mars 1921. C’est le directeur de La Presse de l’époque, Eugène Berthiaume, qui écrit à un futur abonné outre-mer en Syrie.

Il l’informe du prix de l’abonnement et lui envoie deux exemplaires de La Presse.

L’homme d’outre-mer, c’est mon grand-père Naïm. Il avait 23 ans à l’époque.

PHOTO FOURNIE PAR RIMA ELKOURI

Naïm Karazivan, grand-père de notre chroniqueuse Rima Elkouri, en 1923, en Syrie

Survivant du génocide des Arméniens, il avait été chassé de sa ville natale de Mardin, en 1915, après avoir vu son père et son frère assassinés. Forcé d’abandonner l’école pour faire vivre sa famille, il était devenu assistant puis chef de gare dans le nord de la Syrie. Autodidacte et francophile, il avait appris le français à l’aide d’un dictionnaire et d’un vieil Assimil.

J’ai déjà parlé de cette lettre qui m’intrigue depuis longtemps et me lie d’une drôle de façon à un grand-père que je n’ai pas connu.

On a retrouvé la lettre dans ses papiers après sa mort, en 1970. Pliée en six. Portant l’en-tête de La Presse.

PHOTO FOURNIE PAR RIMA ELKOURI

La lettre de La Presse destinée à Naïm Karazivan

Ma mère l’a fait laminer et l’a accrochée dans le corridor alors que j’étais adolescente. Une façon de dépaqueter une mémoire pliée en six. Elle craignait que la lettre ne se perde. Elle voulait surtout que mon frère et moi, qui n’avons jamais appris à lire l’arabe de notre grand-père, ayons avec ce document d’archives en français un souvenir qui nous lie à lui, qui fasse le pont entre le Québec et la Syrie.

À l’époque, je n’envisageais pas de devenir journaliste et n’imaginais certainement pas travailler un jour à La Presse, dans ce même édifice de la rue Saint-Jacques dont on voit une gravure sur la lettre. Je ne savais même pas que mon grand-père avait lui-même été correspondant de l’Agence Havas, l’ancêtre de l’Agence France-Presse. Mais j’étais déjà fascinée.

Récemment, ma mère m’a offert la lettre laminée. « Tiens, elle est à toi. »

Je l’ai accrochée dans mon salon, au-dessus d’une machine à écrire Underwood que m’a donnée mon père et des reliures de vieux numéros de La Presse.

C’est un peu étrange de garder précieusement une simple lettre d’abonnement. Mais pour moi, petite-fille d’un survivant ayant appris le français dans le dictionnaire, qui ai, grâce à lui, la chance d’être née au Québec, et de travailler dans ce même journal qu’il lisait autrefois, cette lettre a quelque chose de très émouvant.

Cent ans plus tard, je me suis dit qu’il fallait bien que j’aille au bout de son mystère.

Je ne sais pas comment mon grand-père a eu l’idée de s’abonner à La Presse alors qu’il habitait à des milliers de kilomètres de Montréal à une époque où l’on n’avait pas le luxe de taper un nom de ville dans Google pour s’en rapprocher instantanément.

Sans doute rêvait-il déjà d’immigrer – ce qu’il n’a fait que quatre décennies plus tard. Ma mère, qui se rappelle avoir vu de vieux exemplaires de La Presse dans la bibliothèque familiale à Alep, croit que ce sont peut-être des amis installés à Montréal dès la Première Guerre, avec qui il entretenait une correspondance, qui lui ont parlé du journal. Ou des pères dominicains québécois qui vivaient en Syrie. Ou encore des voyageurs de l’Orient-Express croisés à la gare.

Je me suis toujours demandé si mon grand-père était le seul abonné outre-mer en Syrie il y a 100 ans.

J’ai fait mes recherches. Eh bien ! S’il n’était pas le seul, il était certainement l’un des seuls.

Les données les plus anciennes sur les abonnements de La Presse datent de 1932.

Cette année-là, les jours de semaine, il y avait 18 exemplaires sur 156 000 envoyés par la poste à l’extérieur du Canada et des États-Unis.

La fin de semaine, le nombre d’exemplaires montait à 23 sur 191 000, me dit Jean Charron, professeur à l’Université Laval et sociologue des médias. « Plusieurs de ces exemplaires étaient vraisemblablement destinés à des institutions (ambassades canadiennes, gouvernements, bibliothèques). On peut donc penser qu’en 1921, les particuliers d’outre-mer abonnés à La Presse, comme votre grand-père, étaient rares. »

Il m’est par ailleurs difficile d’imaginer dans un monde où l’information circule si vite quel était l’intérêt de lire un journal quotidien reçu par bateau avec des mois de retard.

J’ai ressorti des archives de BAnQ l’exemplaire du 22 mars 1921 qui lui a été envoyé. Une plongée dans l’histoire à la fois très instructive et assez amusante.

PHOTO TIRÉE DES ARCHIVES DE BANQ

La une de La Presse du 22 mars 1921

Dans un encadré à la une, on explique la raison d’être du journal. « LA PRESSE, telle qu’établie par Trefflé Berthiaume, est une institution irrévocablement dévouée aux intérêts canadiens-français et catholiques ; indépendante des partis politiques, elle traite tout le monde avec justice, protège les petits et les faibles contre les grands et les forts, lutte pour le bien contre le mal, tient plus à éclairer qu’à gouverner, fait rayonner la vérité par son puissant service d’information, est la championne des réformes pouvant améliorer le sort des classes sociales. »

La manchette évoque le refus de l’Allemagne de payer sa dette d’après-guerre. À la une, on lit aussi une dépêche de Londres sur la « nouvelle ambition pour les femmes ». Des Anglaises qui n’osaient pas encore exiger d’être ministres, mais demandaient de pouvoir travailler dans le service diplomatique.

À côté d’un article parlant de la légitimité du suffrage féminin, on trouve un titre sur un procès pour maltraitance qui fait sursauter : « La fillette serait ou menteuse ou démente. »

Il y a aussi une foule de petites annonces de Montréalais qui vendent leur jument ou qui ont perdu leurs chèvres.

« PERDUES. 4 chèvres, celui qui les trouvera, s’il vous plaît les retourner à 881, Saint-Zotique »

Beaucoup de publicités pour Pâques – il semble qu’il fallait s’acheter des gants neufs et un nouveau chapeau pour l’occasion ainsi que du jambon.

« Madame, il est temps de commander votre jambon. »

Et puis, il y a des choses qui ne changent pas. Comme cet article qui évoque le retour du printemps qui se manifeste à Québec par des « rues devenues torrents ».

Peut-être qu’après une autre sorte d’hiver et son torrent de larmes, cela faisait juste rêver mon grand-père.