Un jour d’hiver, Élise Desaulniers avait rendez-vous à l’hôpital pour donner un rein.

« Est-ce indiscret de demander si vous le faites pour quelqu’un que vous connaissez ? lui a-t-on demandé.

– Non, pas du tout. Je ne sais rien du receveur. Juste qu’il va sans doute avoir un nouveau rein aujourd’hui. »

C’est donc l’histoire pas banale d’une femme qui, il y a quelques mois, a décidé de donner un rein à un inconnu.

Élise Desaulniers grimace, mal à l’aise avec la façon dont je résume son histoire. L’expression « pas banale » la fait sourciller.

La femme de 47 ans, que l’on connaît comme autrice et directrice générale de la Société pour la prévention de la cruauté envers les animaux (SPCA), ne veut surtout pas que l’on glorifie son geste.

Ça me gêne d’en parler. Lorsque j’écris un livre, je suis fière de moi et je me dis : ‟Go ! Je vais aller dans les médias défendre mon livre. ” Même chose s’il s’agit d’un projet pour la SPCA. Mais là… C’est vraiment banal ! Je n’ai jamais accouché, mais je pense qu’accoucher est une plus grosse épreuve physique que de donner un rein !

Élise Desaulniers

Si elle a décidé de surmonter sa gêne et d’en parler publiquement, à l’occasion de la Semaine nationale du don d’organes et de tissus, c’est parce que ce type de don vivant demeure méconnu. Autour d’elle, ses collègues lui ont dit : « On n’en a jamais entendu parler ! » Et pour cause. Ce genre de don altruiste, longtemps considéré comme suspect, demeure rarissime. Au Canada, on ne compte qu’une trentaine de ces dons non dirigés chaque année, dont une poignée au Québec.

« J’en parle pour ça et non pour être élevée au rang d’héroïne ! Je n’ai pas sorti quelqu’un d’un incendie ni sauté dans l’eau glacée pour sauver quelqu’un de la noyade ! J’ai juste accepté des numéros masqués sur mon téléphone une couple de fois. Je suis allée attendre dans des salles d’attente du CHUM. Et j’ai été hospitalisée deux nuits. C’est vraiment rien ! »

L’an dernier, au moment d’écrire une chronique sur une histoire de greffe et d’amour – un homme qui avait fait don d’un rein à son amoureuse –, on m’avait dit au passage qu’il arrivait parfois que se manifestent des donneurs altruistes1.

La chose m’avait intriguée. Qui donc se lève un matin et se dit : « Je vais donner mon rein à un inconnu » ?

Qui donc ? Du monde comme Élise Desaulniers, qui publie ce lundi sur le site Nouveau Projet un texte fort instructif démystifiant son expérience2.

Tout a commencé pour elle il y a un peu plus d’un an lorsqu’elle a vu passer sur Facebook un message d’un homme qui cherchait un rein. Elle avait déjà vaguement entendu parler du don vivant il y a une quinzaine d’années par l’entremise d’un collègue ontarien qui avait fait don d’un rein à un inconnu. On lui avait raconté à l’époque que l’assureur avait refusé d’indemniser le collègue en question, invoquant le fait qu’il s’agissait d’une intervention chirurgicale volontaire. On ne voulait pas créer de précédent. Si on l’indemnisait, il faudrait indemniser tout le monde qui ferait la même chose… La chose avait bien fait rigoler autour de la machine à café. Comme si tout le monde allait se ruer pour offrir un rein à un inconnu !

L’affaire en est restée là. Jusqu’à ce que cette publication sur Facebook d’un homme qui cherchait désespérément un rein en pleine pandémie éveille quelque chose en elle.

Élise Desaulniers s’est dit spontanément : « Ça pourrait être moi ! » Cela faisait un an qu’elle s’entraînait tous les jours. Elle était en pleine forme, une condition sine qua non pour pouvoir faire don d’un rein. Et si elle pouvait, en faisant un geste solidaire, sauver une vie ?

Je fais des campagnes pour la SPCA. J’essaie de changer le monde un tout petit peu. Mais ça reste très abstrait. Là, je pouvais faire quelque chose de très concret pour quelqu’un.

Élise Desaulniers

Elle n’a pas voulu répondre directement au message sur Facebook. « Je me disais : pourquoi cette personne qui a été choisie par l’algorithme plutôt qu’une autre qui en aurait peut-être encore plus besoin ? »

Elle a donc décidé de faire confiance au système pour que soit bien dirigé son don. Elle a envoyé un courriel au Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) ainsi qu’à la Fondation du rein, pour savoir si elle pouvait donner un rein de façon anonyme.

Pas question pour elle d’entrer en contact avec le receveur. « Je ne voulais pas que cette personne sente qu’elle me devait quelque chose. Pour moi, c’est comme lorsqu’on reçoit un don de sang. On n’a pas de lien avec la personne qui a donné. C’est la même chose pour mon amie Mai Duong [dont j’ai déjà raconté l’histoire] qui a eu une greffe de cellules souches. Elle ne sait pas de qui vient le cordon qui l’a sauvée. »3

Avant de s’embarquer dans cette aventure, Élise Desaulniers aurait à peine pu situer les reins dans son corps. Lorsque son vieux chat est mort après avoir souffert d’insuffisance rénale, elle s’est mise à lire sur la fonction des reins, tant chez le chat que chez l’humain. Elle a réalisé à quel point l’insuffisance rénale est souffrante et fréquente – une personne sur dix en est atteinte au Canada. Si la greffe permet de sauver des vies, la demande est beaucoup plus importante que l’offre. Les listes d’attente de patients en attente d’une greffe s’allongent.

« C’est arrivé en même temps que le message sur Facebook. Tout ça mis ensemble m’a donné envie d’agir. »

Une fois sa décision prise, elle a dû passer une batterie de tests physiques et psychologiques pour se qualifier comme donneuse. Tout au long du processus, on lui a bien expliqué les risques. On ne lui a mis aucune pression. On lui a répété qu’elle pouvait retirer son consentement à tout moment. On lui a dit que son rein esseulé allait compenser en travaillant un peu plus. Si elle maintenait un mode de vie équilibré, elle pourrait vivre en bonne santé très longtemps. Quant aux risques de l’opération, ils étaient plus importants que pour un accouchement vaginal, mais pas plus que pour une césarienne ou une liposuccion.

Plus elle avançait dans le processus, plus elle était certaine que c’était la chose à faire. Une saison d’inconfort pour redonner un peu de liberté à quelqu’un, ça ne lui semblait pas être un gros sacrifice.

Une saison plus tard, alors qu’elle a repris l’entraînement, elle ne regrette rien, bien au contraire. Elle me dit ce que disent souvent les gens généreux : au fond, ce don est avant tout un cadeau qu’elle s’est fait à elle-même.

« Je ne sais pas comment cela a transformé la vie de la personne qui l’a reçu. Mais moi, cela a donné un semblant de sens à ma vie. J’ai quand même l’impression d’avoir servi à quelque chose pour de vrai. »

Son geste de solidarité vient atténuer chez elle un sentiment d’impuissance qui s’est accentué durant la pandémie. « On a plein de choses déprimantes autour de nous. Le rapport du GIEC, la guerre en Ukraine… On peut faire une liste interminable. Moi, j’essaie de rendre le monde plus juste. Est-ce qu’on va vraiment y arriver ? Je ne sais pas. Mais au moins, il y a un petit quelque chose sur lequel j’ai eu de la pogne. »

Un petit quelque chose, dit-elle. Un petit rien…

Le genre de rien qui peut sauver une vie.

1. Lisez la chronique « Une histoire de greffe et d’amour » 2. Lisez le récit d’Élise Desaulniers dans Nouveau Projet 3. Lisez la chronique « Beauté inespérée » Consultez le site de la Fondation du rein