J’espère que ma collègue Chantal Guy ne déposera pas un grief, puisque je m’apprête à piétiner ses platebandes littéraires. Mais c’est le week-end, et le lecteur du dimanche que je suis a envie de vous dire que le livre d’Alain Farah est une magnifique escapade hors du temps, en ces sales temps pandémiques. C’est aussi bon qu’on le dit.

Ça s’appelle Mille secrets mille dangers, et c’est l’histoire…

Non, en fait, c’est pas une histoire, je me reprends…

C’est plein d’histoires qui s’entremêlent, sur plusieurs années, mais autour de la journée du mariage de l’auteur-narrateur, qui s’est mis en scène, qui s’est mis au centre de vrais-faux évènements avec son cousin, sa blonde, la meilleure amie de sa blonde, ses parents… Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux ? On l’ignore.

Le narrateur : « À quel moment cette journée que je raconte, ce roman que j’écris commencent-ils à finir ? Quand Wali Wali nous traite, mon père et moi, de couilles molles multiculturalistes ? Quand Edouard se gare devant chez moi très en retard et en remorqueuse ? Quand il oublie les anneaux dans la sacristie ? Quand j’explose et l’insulte au pied de la statue du Frère André ? Quand, au cocktail, je me mets à boire ? Quand ma mère au micro reconnaît, pour la première fois de sa vie, et en public, une part de ses torts ?

« Non.

« Le début de la fin, il arrive quand il arrive. »

Il, c’est Bad, Baddredine, un camarade du secondaire que le marié n’a pas vu depuis l’adolescence, sa bête noire, sa Némésis, que le jeune Farah a même essayé de tuer, jadis-naguère…

Dans le roman d’Alain Farah, il y a l’amitié qui est aussi forte que la famille, aussi forte que l’amour ; il y a la famille qui nous tient et qui nous traumatise, il y a l’amour, l’amour-tout-court qui est parfois le vent dans nos voiles ; il y a l’amour souvent étouffant des parents (« ma mère a toujours été là […] Trop là, peut-être »), il y a les caricatures qu’on est de soi-même au secondaire quand on se cherche…

Et il y a la douleur de ne pas savoir trouver les mots pour dire les choses…

Je cite le narrateur : « La vérité, c’est qu’on ne choisit pas les images qui nous hantent et qui nous font. »

Et il y a aussi, dans Mille secrets mille dangers, l’immigration. Farah est fils d’Égyptien, fils de Libanaise. Fils d’immigrants donc. Et dans le roman, c’est là, l’immigration, ça définit Farah et sa famille, c’est là en filigrane et au premier plan, mais jamais sur le ton du tutoriel. Tutoriel ? Savez, quand on parle d’immigration sur le ton d’un atelier de sensibilisation ? Rien de ça, ici : les personnages de Farah sont des Québécois qui s’adonnent à vivre des choses universelles, qui… Qui vivent, calvaire, qui sont bons et cons dans la même minute. C’est un roman québécois qui touche à l’universel, avec des gens venus d’ailleurs qui sacrent comme des Tremblay. Et un oncle né en Égypte qui tripe sur le code de vie d’Hérouxville…

C’est un roman sur la vie, sur la mort. Touchant, jamais désespérant. Il y a l’écho de Jean-Paul Dubois dans l’autodérision de Farah, dans sa façon d’explorer ses travers, ses failles, ses défauts. J’ai ri. Et pardonnez le cliché : j’ai ri et j’ai pleuré.

C’est un roman sur la maladie, aussi : Farah souffre de la maladie de Crohn, comme son père. Comme ma mère, comme je l’ai raconté dans La Presse avant Noël⁠1. Farah a lu cette chronique et il s’est reconnu dans la description de la vie de feu ma mère, de la moitié de sa vie pliée en deux. Et je me suis reconnu, cher Alain, quand tu as décrit la pharmacopée qui te permettait, à une époque, de tenir le coup. Ça faisait longtemps que je n’avais pas lu le mot Purinéthol, depuis la mort de M’man, en fait…

Une amie qui va mourir, un cousin maladroit toujours dans le pétrin, des parents qui se sont fait la guerre-divorce et qui lui ont laissé des cicatrices : Farah entremêle ces histoires, ces thèmes, ces personnages avec un doigté d’artisan. Et il ne se regarde jamais écrire, ça coule de source, les dialogues sont vrais, on dirait que vous écoutez les gens parler à la table d’à côté, au restaurant (quand on pouvait aller au restaurant)…

Vers la fin de Mille secrets mille dangers, Shafik, le père taciturne, le père qui ne parle jamais de la honte liée à sa souffrance, se met à table, confie ses secrets à son fils dans une scène qui n’a rien de plaqué, ni de ronflant, ni de grandiloquent, mais qui est dans la catégorie des plus belles choses que j’aie lues sur la paternité.

Si vous êtes un père, si vous avez un père, vous allez lire ce bout-là avec des Kleenex. Je vous en cite une phrase, juste une : « Fais mieux que moi, mon fils. »

Je vous laisse sur un échange entre Farah et un autre personnage, je ne dirai pas qui, je ne veux pas vendre de punch, je vous laisse le plaisir de lire le roman :

« J’ai remarqué quelque chose ce soir, Alain. T’es entouré de gens qui t’aiment.

— Oui, je suis chanceux. Je les aime aussi.

— C’est précieux, tu le sais ?

— Je le sais, même si je ne prends pas toujours bien soin d’eux.

— C’est parce que t’as pas encore appris à prendre soin de toi. Penses-y, Farah. »

Être bien entouré, j’y pense…

À la fin, il n’y a que ça.

Et c’est ce que je vous souhaite pour 2022, chers lecteurs : d’être bien entourés.

1. Lisez la chronique « Petits bedons qui font mal » (La Presse)