Ce gars-là faisait peur aux policiers à cause de son sang-froid, de son calme, de son… Je déteste dire le mot, mais je vais le dire quand même : de son efficacité. Ce gars-là fut un fantôme pendant des années, un fantôme qui commettait des braquages à domicile violents dans la région de Montréal.

Il entrait le plus souvent en pleine nuit, ou le soir, toujours en prenant ses victimes par surprise : « Argent, bijoux », ordonnait-il, à la pointe du revolver.

Et quand on lui résistait, il tirait.

Bilan de deux vagues de braquages en 2006 et 2009 : un mort, plusieurs blessés, encore plus de citoyens traumatisés.

La police a fini par découvrir son nom en 2013, sept ans après ses premiers braquages à domicile : Septimus Neverson.

La première fois que j’ai écrit sur ce fantôme qui échappait aux enquêteurs de la police, c’était en 2010. J’avais mis bout à bout des informations qui circulaient dans les rangs de la police pour raconter aux lecteurs de La Presse les détails d’une prise d’otage spectaculaire et terrifiante, lors de l’été 2009.

Lisez « Sur la trace d’un criminel en cavale »

Cette nuit-là, dans Côte-des-Neiges, l’assaillant avait utilisé un otage comme bouclier humain pour faire reculer le premier policier appelé sur les lieux, après qu’il eut tiré l’homme de la maison dans le ventre…

L’otage était un enfant de 10 ans.

Neverson a fini par être capturé par la police de Trinité-et-Tobago, à la demande de l’équipe de policiers québécois qui ont fini par l’identifier, grâce à une preuve d’ADN corroborée par un témoignage capital, celui d’un homme qui savait que Neverson commettait ces braquages à domicile.

Pendant des années, ces policiers de l’escouade mixte de gestion des enquêtes sur les crimes en série (GECS) dirigée par l’enquêteur Pascal Côté, du SPVM, n’avaient à peu près aucun indice leur permettant de relier ces crimes à un suspect…

En fait, ils n’avaient pas de suspect.

Ils savaient que l’homme était noir. Qu’il avait un accent des Caraïbes. Une victime était formelle : il avait l’accent de Trinité-et-Tobago.

Ils avaient une échelle oubliée sur la scène de la prise d’otage de l’été 2009. Échelle qui a mené à une image floue du suspect achetant cette échelle dans une quincaillerie de Montréal.

Et à Laval, deux policiers – un enquêteur et un technicien en identité judiciaire – particulièrement allumés ont découvert une minuscule fibre de tissu contenant de l’ADN du suspect…

Mais cet ADN n’était contenu dans aucune base de données en Amérique.

Bref, ces indices épars ne menaient à rien ni personne.

Le fantôme qui avait tué, qui avait blessé et traumatisé tant de gens de 2006 à 2013 est donc resté insaisissable.

Ce que je vous raconte là, c’est ce que je raconte avec plus de détails dans la série documentaire La traque, qui prend fin à Radio-Canada ce samedi soir, une série conçue par mes camarades Manuelle Légaré et André Saint-Pierre. Dès qu’il a lu mon papier de 2010 sur la prise d’otage, le producteur Guillaume Lespérance a voulu porter cette histoire à l’écran. Ça aura pris 11 ans.

Neverson a fini par être capturé quand une connaissance l’a dénoncé à la police, en 2013. Il a demandé à voir un enquêteur qui avait plusieurs sources dans le milieu criminel, Fayçal Djelidi.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

L’enquêteur Fayçal Djelidi (à droite)

L’homme a dénoncé Neverson et les détails qu’il a donnés à Djelidi et à son partenaire Bob Hargassner en 2013 ont soudainement donné un souffle nouveau à la traque de Neverson, le domino qui a fait débouler toutes les pièces de l’enquête.

La chanson-thème de La traque est Here Comes the River, du Montréalais Patrick Watson, une œuvre qui évoque des vies bouleversées. C’était l’idée de Manuelle Légaré. Je cite un passage, que je traduis :

Personne ne t’avait dit que ce serait si dur
Quelque chose gronde derrière tes yeux
Tu es perdu, mais tu t’accroches… en perdant pied

Il n’y a aucun mot en ce monde qui soulagera ta douleur
Parfois
Ça tombera sur tes épaules
Mais tu vas rester debout, à travers tout ça…

Quand quelqu’un est tué violemment, l’onde de choc touche des dizaines de personnes. Quand Jacques Sénécal a été tué à Laval pour avoir résisté à Neverson en 2006, son fils et sa femme ont été les plus secoués, évidemment. Ils étaient dans la maison.

Mais le frère de Jacques, Denis, à plus de 100 km de là, a tout autant souffert de l’onde de choc. Ces deux-là étaient plus que des frères : ils étaient les meilleurs amis du monde. Quand Jacques a été tué, la trajectoire de vie de Denis a été durablement modifiée.

Il en a perdu sa joie de vivre, pendant des années. Personne n’avait dit à Denis Sénécal que la vie serait si dure.

Et qu’aucun mot ne pouvait soulager une telle douleur.

La traque a aussi donné la parole aux policiers qui ont pourchassé ce fantôme qu’était Neverson. La police est une institution hautement perfectible, souvent critiquée. Parfois injustement, parfois très justement. J’ai personnellement été impressionné par l’acharnement que les policiers ont mis à traquer Neverson, pendant des années, motivés bien sûr par la quête de justice…

Mais motivés, aussi, par ce désir d’apporter du réconfort à des dizaines de victimes traumatisées par le fantôme. Déterminés à soulager l’onde de choc provoquée par le fantôme Neverson.

J’ai pu parler, pour cette série, à des enquêteurs humains et méticuleux. Je suis heureux que notre société puisse compter sur des gens comme ça pour traquer des gens comme Neverson.

J’aurais aimé parler à Neverson. Il a refusé toutes nos demandes d’entrevue, de sa prison de Québec, où il espère que sa demande d’appel sera acceptée. Il purge une peine d’emprisonnement à vie pour ses crimes.

À Port of Spain, j’ai pu parler au policier trinidadien qui a arrêté Neverson, en vertu d’un mandat d’arrêt international. Il nous a montré le coin de rue où il a appréhendé le suspect. Le tournage a eu lieu sous la surveillance de policiers armés : l’enquêteur ne serait pas retourné dans ce quartier sans eux. Ce pays est aux prises avec des enjeux de violence importants, liés à la pauvreté dans l’archipel.

Nous avons aussi rencontré la conjointe de Neverson, Gillian. Elle vit dans un taudis, dans un des quartiers les plus durs de la capitale de Trinité-et-Tobago, un pays très, très pauvre.

Le fruit des crimes de Neverson, c’est elle qui le recevait. Elle m’a dit ignorer comment Neverson se procurait l’argent qu’il lui envoyait, de Montréal. Je la crois.

Des milliers d’immigrants travaillent fort – et légalement – au Canada pour soutenir leur famille, dans leur pays d’origine. C’est un geste admirable et bon. Neverson a choisi de soutenir sa femme de la plus vile des manières.

Depuis que Neverson est emprisonné, sa femme ne reçoit plus d’argent. Gillian vit dans une pauvreté encore plus dure, à Port of Spain. À sa façon, cette femme est une victime, elle aussi.

Et depuis qu’elle a donné une entrevue à l’équipe de La traque, Gillian n’a plus de nouvelles de Septimus Neverson. Il refuse désormais de lui parler.

Il y a des gens dont le cœur et l’âme sont d’une insondable noirceur.