C’est l’évidence que nous allons devoir vivre avec le virus. D’ailleurs, nous vivons avec le virus depuis mars 2020. L’évidence lancée sur Facebook par le ministre de la Santé, Christian Dubé, a été confirmée, mardi, en conférence de presse.

Le variant Delta, plus contagieux, a changé la donne. Il infecte plus que ses ancêtres, en tout cas plus facilement. La personne vaccinée risque de contracter le virus, mais elle ne risque à peu près pas l’hospitalisation. Heureusement.

Si elle n’est pas vaccinée, comme 13 % des Québécois, la personne risque de développer la forme la plus grave de la maladie. Et de contribuer à surcharger les hôpitaux.

Car la capacité hospitalière des hôpitaux québécois n’est pas sans limite. Même en temps normal, cette capacité est fragile. Nous ne sommes pas dans une situation unique, en pandémie, remarquez : des systèmes résilients ont aussi frôlé le point de rupture, comme en France.

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Vivre avec le virus, donc. J’ai été surpris de voir le ministre utiliser cette phrase dans un statut Facebook sorti du champ gauche, vendredi dernier, pour une raison bien simple : c’est un credo des négationnistes sanitaires depuis des mois. Ils se sont approprié cette formule, qui signifie pour eux quelque chose de fort différent que ce qu’a en tête le ministre Dubé.

Pour les négationnistes, « vivre avec le virus », ça signifie qu’il ne faut pas virer fou avec le virus, que c’est une vilaine grippe, que ça ne touche que les gens malades, obèses ou alors âgés, et qui allaient mourir de toute façon…

Pourquoi, alors, se priver pour ça ?

Pour eux, « vivre avec le virus », c’est l’approche libertarienne Fillion-Bernier-Duhaime, c’est se foutre complètement des règles sanitaires pour mourir comme en Floride, comme en Louisiane, comme au Mississippi, c’est-à-dire plus qu’ailleurs, mais avec la liberté fondamentale de sortir dans les bars sans masque…

Je trouve que proclamer qu’il va falloir « vivre avec le virus », c’est de la communication maladroite : c’est ignorer le discours conspi-négationniste qui croit, dans ces mots-là, qu’il faut adopter le laisser-mourir du sud des États-Unis.

Et puis, dans les faits, on vit déjà avec le virus. Même qu’en ce début de septembre 2021, on vit assez bien avec le virus, si on se compare à avril 2020, disons.

« Bien », si on exclut la capacité limitée de nos hôpitaux à faire face à une hausse du nombre d’hospitalisations.

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Mardi, le PM Legault et son ministre de la Santé ont réaffirmé que la capacité hospitalière du Québec est limitée. Qu’on ne manque pas de lits, mais qu’on manque de personnel, comme des infirmières.

Si vous avez 12 avions mais seulement 6 pilotes pour les faire voler, vous n’avez pas 12 avions : vous en avez 6. Avoir 1200 lits, mais n’avoir de personnel que pour 800 lits, même chose : vous avez une capacité réelle de 800 lits.

Je sais que Christian Dubé est ministre depuis moins de 18 mois. Que François Legault n’est PM que depuis trois ans. Je sais que les problèmes qui affligent le réseau de la santé remontent à très loin dans le temps.

Mais quand même ! Des années de négligence, de pensée magique, de mauvaise planification et de mauvaise gestion rattrapent le Québec actuellement. Depuis des décennies, tous les partis qui ont gouverné le Québec ont promis de régler les problèmes en santé, du temps d’attente aux urgences aux listes d’attente pour des interventions chirurgicales…

Et ça ne change pas, ça ne change pas tant que ça.

Prenez le temps supplémentaire obligatoire chez les infirmières, le TSO, cette forme de travail forcé érigé en système dans le réseau. Tu penses finir à 16 h ? Eh bien, non, fille, tu dois t’étirer jusqu’à minuit, on manque de staff…

Ça use les infirmières, ça les épuise, ça les décourage. Ça les pousse à quitter le métier ou alors à aller travailler au privé. Cercle vicieux : celles qui restent sont moins nombreuses, donc on leur imposera plus de TSO.

Eh bien, ça fait des années que le TSO est décrié comme un problème, cité comme une des raisons de l’exode des infirmières. Chaque mois, depuis des années, des infirmières font des sit-in dans les urgences pour dénoncer le manque de bras. Mais dans la perception du public, c’est comme les nids-de-poule : on s’habitue.

Tenez, je cite un article du Soleil de Québec à propos des ravages du temps supplémentaire obligatoire chez les infirmières : « La pénurie d’infirmières a débuté au Québec en 1997 et n’a fait que s’amplifier ces dernières années. Dans ce contexte, le temps supplémentaire obligatoire est devenu bien souvent la façon de remédier au manque de personnel. »

L’article a été écrit en 2008 !

Un article publié dans un quotidien québécois, dénonçant le TSO chez les infirmières, rappelait que le problème est né en 1997 !

Avancez le curseur 24 ans plus tard, en 2021 : le premier ministre a parlé de la nécessité de protéger la capacité des hôpitaux en pandémie, capacité qui est grugée par le manque criant d’infirmières. Il évoquait une (autre) histoire d’infirmière qui a médiatisé sa décision de larguer sa job, par épuisement, l’histoire d’Emy Couture, infirmière aux soins intensifs, publiée dans La Presse, mardi*.

Vingt-quatre ans !

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Le Québec a donc un problème de rétention de ses infirmières depuis un quart de siècle et…

Et le problème n’a jamais été réglé. On laisse traîner cette médiocrité managériale, au point de ne plus la voir.

C’était une plaie ordinaire du réseau, un nid-de-poule qu’on ne voit plus, et maintenant que l’ordinaire a cédé sa place à l’extraordinaire d’une pandémie, ce problème nous force à affronter un virus mortel avec une main attachée dans le dos…

Vivre avec le virus, je veux bien…

Vivre avec un système de santé sous-optimal, c’est lamentable. Je vais répéter ce que j’ai déjà dit : on peut bien blâmer le politique – et il le faut –, mais force est de constater que nous, Québécois, savons accommoder la médiocrité.

* Lisez « Hôpital Pierre-Le Gardeur : “J’étais toujours épuisée” »