Sa mère a fui l’Afghanistan en 1995, quand sa ville, Herat, est tombée aux mains des talibans. Sa mère a fui pour la protéger, elle, parce que des conquérants barbus et enturbannés se bousculaient pour l’épouser. Elle avait 10 ans.

Alors, s’il y a une personne au Canada qui sait de quoi les talibans sont capables, une personne qui doit détester ces obscurantistes de tout son être, c’est bien elle.

C’est bien Maryam Monsef.

Le cœur brisé, la ministre canadienne des Femmes et de l’Égalité des genres a vu ce mois-ci les talibans reprendre son pays d’enfance. Comme le reste du monde, elle a vu le désespoir et la terreur du peuple afghan.

Maryam Monsef a transformé son chagrin et sa colère en action. Depuis la chute de Kaboul, elle participe aux efforts d’évacuation des civils forcés de fuir les talibans, comme sa mère, comme elle, il y a un quart de siècle.

Il y a urgence. Environ 10 000 hommes, femmes et enfants s’entassent à l’aéroport de Kaboul. Des milliers d’autres tentent d’y accéder. Les talibans ont encerclé l’aéroport. Ils battent ceux qui essaient de se frayer un chemin. Parfois, ils tirent dans la foule. C’est le chaos.

Voilà le contexte — important, le contexte — dans lequel Maryam Monsef a participé à une conférence de presse, mercredi midi, pour faire le point sur la situation catastrophique en Afghanistan.

Soudain, la ministre a planté son regard dans la caméra pour s’adresser directement aux talibans : « Nous vous demandons d’assurer l’évacuation sécuritaire de tous ceux qui veulent quitter l’Afghanistan. »

C’était ça, le message. Crucial. Urgent.

On n’a pourtant retenu que la phrase qui précédait : « Je veux profiter de l’occasion pour parler à nos frères, les talibans. » En fait, on n’a retenu que quatre mots de la phrase en question : « nos frères, les talibans ».

* * *

Les réseaux sociaux se sont enflammés. Les talibans, nos frères ? On s’est étouffé de rage devant pareille insulte. On a réclamé des excuses, on a exigé la démission immédiate de la ministre. C’était inadmissible. Intolérable.

Maryam Monsef aurait dû mieux choisir ses mots, d’autant plus qu’elle les a prononcés en anglais, devant un auditoire canadien. C’était maladroit, d’accord.

Ça passait mal, d’accord.

Mais les Afghans coincés à l’aéroport, dans tout ça ? Ces milliers d’êtres humains qui risquent la mort, ou du moins un avenir horriblement sombre, si on ne parvient pas à les évacuer de toute urgence ?

Bof, eux…

Eux, ils ne font pas trop réagir, sur les réseaux sociaux. Pas autant que les mots de la ministre. C’est à se demander si les gens ne font pas un peu de politique avec cette affaire…

Je suis cynique, je sais.

Tellement cynique, en fait, que je soupçonne ceux qui déchirent leur chemise avec le plus de vigueur de s’en foutre un peu, du sort des Afghans.

* * *

Maryam Monsef s’est défendue : c’était une référence culturelle. Dans le monde musulman, on appelle les hommes des frères même quand ils ne le sont pas. Même quand on ne les aime pas.

Les offusqués n’ont pas cru ça.

Ils sont convaincus de mieux savoir qu’une femme d’origine afghane comment s’adresser à des musulmans, ou du moins à des talibans. Admettons.

Admettons qu’il ne faille jamais pratiquer la politique de l’apaisement. Jamais, au grand jamais, qualifier les talibans de « frères ».

Que doivent faire les représentants du gouvernement canadien, alors, dans la situation actuelle ? Une situation où, rappelons-le, des milliers d’Afghans sont coincés à l’aéroport, à la merci des talibans ?

A-t-on déjà vu des négociateurs insulter des preneurs d’otages pour obtenir la libération de ces derniers ?

Il me semble que la priorité devrait être de sauver des vies. Pas feindre l’indignation pour quatre mots malheureux. Surtout pas faire de la petite politique sur le dos des Afghans.

* * *

Mais c’est exactement ce qu’on fait : du spin politique. La conférence de presse n’était pas terminée que tout le monde avait sauté là-dessus, sur ces quatre mots. C’était sans doute inévitable. On est en campagne électorale, après tout.

Bientôt, on ne se rappellera que le scandale. De l’absurdité d’une ministre de la Femme prête à faire copain-copain avec les talibans.

D’ici là, voici la déclaration complète de Maryam Monsef, question de mettre les choses en perspective :

« Je veux profiter de cette occasion pour parler avec nos frères, les talibans. Nous vous demandons d’assurer l’évacuation sécuritaire de tous ceux qui veulent quitter l’Afghanistan. Nous vous demandons d’arrêter immédiatement la violence, le génocide, le féminicide, la destruction des infrastructures, y compris les bâtiments patrimoniaux. »

Alignés les uns après les autres, tous ces mots ne font pas exactement paraître la ministre Monsef comme une apologiste crasse du régime taliban…

Oui, c’était maladroit. Mais la ministre a assuré par la suite qu’elle continuait « profondément » à croire que les talibans formaient une « organisation terroriste ».

« Laissez-moi être très claire, a-t-elle ajouté. Nous ne soutenons pas les talibans. Nous sommes horrifiés du fait que les gains des 20 dernières années, durement acquis, soient en péril. »

C’est très clair, en effet. Mais qu’importe. Bientôt, on ne se souviendra plus que de quatre mots.