(Ottawa) C’est d’abord l’âge des anciens combattants en situation d’itinérance qui a frappé Alan Mulawyshyn. Ce retraité des Forces armées canadiennes est le directeur adjoint de Veterans’ House Canada, un organisme consacré au logement pour ces ex-militaires à Ottawa.

« L’âge moyen de nos locataires est de 58 ans », fait-il remarquer. Certains ont même plus de 70 ans. « Ça m’a pris par surprise parce qu’en théorie, à cet âge, ils devraient être retraités et profiter du temps qu’il leur reste », ajoute-t-il.

Ils vivaient auparavant dans la rue – ou étaient à deux doigts de s’y retrouver – avant d’emménager dans un immeuble de 40 appartements qui leur est entièrement destiné, le premier du genre au pays. L’édifice Andy Carswell de Veterans’ House Canada, qui est situé sur une ancienne base de l’Aviation royale canadienne à l’est d’Ottawa, a ouvert ses portes en 2021. En plus du loyer abordable, les résidants ont accès à une travailleuse sociale qui les aide avec leurs demandes de prestation auprès du ministère des Anciens Combattants, à du soutien psychologique et à de nombreuses activités de groupe pour créer un esprit de camaraderie comme dans l’armée. Certains tentent de traiter une dépendance à l’alcool ou à la drogue.

  • L’édifice Andy Carswell est situé sur une ancienne base de l’Aviation royale canadienne à l’est d’Ottawa.

    PHOTO SIMON SÉGUIN-BERTRAND, LE DROIT

    L’édifice Andy Carswell est situé sur une ancienne base de l’Aviation royale canadienne à l’est d’Ottawa.

  • L’édifice Andy Carswell est situé sur une ancienne base de l’Aviation royale canadienne à l’est d’Ottawa.

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    L’édifice Andy Carswell est situé sur une ancienne base de l’Aviation royale canadienne à l’est d’Ottawa.

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« Je pourrais construire un deuxième édifice demain et le remplir », affirme M. Mulawyshyn sans hésitation. Il y a six mois, il y avait huit personnes sur la liste d’attente. Aujourd’hui, elles sont plus de 30. La crise du logement n’épargne pas les anciens combattants.

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Alan Mulawyshyn, directeur adjoint de Veterans’ House Canada

Nous avons des appels de partout. Des gens sont déménagés de la Colombie-Britannique et de l’Alberta jusqu’ici en Ontario parce que nous existons.

Alan Mulawyshyn, directeur adjoint de Veterans’ House Canada

Le fait d’avoir un domicile fixe donne à ces hommes et ces femmes une stabilité qu’ils n’ont pas connue depuis leur sortie des Forces. « Vous ne vous inquiétez pas de l’endroit où vous dormirez la nuit, que quelqu’un vole vos affaires dans un refuge, de la météo, de savoir que vous avez une adresse où le ministère des Anciens Combattants peut vous envoyer des trucs ou d’avoir un accès à l’internet, énumère-t-il. Toutes ces petites choses que nous tenons pour acquises. »

Combien sont-ils ?

Le phénomène de l’itinérance chez les ex-militaires est difficile à quantifier. Moins de 2000 d’entre eux ont indiqué qu’ils étaient sans domicile fixe au ministère des Anciens Combattants depuis 2014, selon des données obtenues par l’entremise d’une demande d’accès à l’information. Or, leur nombre pourrait plutôt varier entre 2400 et 10 000, d’après un rapport récent préparé pour la défenseure fédérale du logement par des étudiants aux cycles supérieurs de l’Université McGill.

« Ils sont plus indépendants, ont moins confiance dans les institutions, alors ils vont dormir chez des amis, vivent dans des campements ou dans leur voiture », explique M. Mulawyshyn. Et ont deux à trois fois plus de risques de se retrouver sans domicile.

Le dénombrement des personnes en situation d’itinérance réalisé au Québec en 2022 a permis de constater que plus de 4 % des personnes qui vivent dans la rue ont déjà servi dans les Forces armées canadiennes, alors que les anciens combattants représentent seulement 1,5 % de la population. « Et avec la crise croissante du logement partout au Canada, un plus grand nombre d’anciens combattants tomberont de manière disproportionnée dans l’itinérance si le gouvernement fédéral n’adopte pas une approche plus proactive et fondée sur les droits de la personne », met en garde le rapport signé par Taylor Chase, Alison Clement, Sandrine Desforges et Anmol Gupta, de l’Université McGill.

« Mon métier était technicien d’armement »

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Bill Beaton dans son appartement. L’homme a vécu dans les refuges pour itinérants une bonne partie de sa vie avant de pouvoir obtenir un logement subventionné.

« Personne ne savait que j’étais un ancien combattant. Je ne le savais même pas moi-même », s’exclame Bill Beaton. Cet homme de 67 ans a passé des décennies à fréquenter des refuges pour sans-abri après avoir quitté l’armée dans les années 1980. Sa carrière militaire a duré six ans. Comme il n’avait pas servi à l’étranger, il ignorait qu’il avait droit à certains services du gouvernement fédéral qui auraient pu l’aider. Jusqu’à ce qu’il rencontre l’organisme Soldats dans la rue, qui l’a mis en contact avec Veterans’ House. Il nous reçoit dans son petit studio flambant neuf, aux murs tapissés de boîtes de DVD et d’affiches psychédéliques.

« C’est la première fois depuis toujours que je décore, confie-t-il. Et ça me rend triste… Mais ça veut dire que j’ai l’intention de rester, n’est-ce pas ? »

De son propre aveu, il n’a jamais habité à un endroit plus de deux ans et était prêt à déménager à tout moment, lui qui a longtemps lutté contre une dépendance aux opioïdes. Après sa sortie des Forces armées, il a alterné entre des appartements miteux et des refuges pour sans-abri qui lui rappelaient en quelque sorte la vie militaire, où tout se fait à heure fixe et où règne un fort esprit de groupe.

PHOTO SIMON SÉGUIN-BERTRAND, LE DROIT

Bill Beaton dans sa cuisine

Comme pour beaucoup d’anciens combattants qui se retrouvent dans la rue, la transition vers la vie civile a été difficile.

Je n’avais qu’une neuvième année. Mon métier était technicien d’armement et il n’y avait pas un grand besoin pour ça en dehors de l’armée, à moins de rejoindre la mafia ou les motards. Donc, je ne pouvais pas faire grand-chose avec ça.

Bill Beaton, vétéran

Bill Beaton a tenté de se réorienter en suivant une formation en vente et a alterné entre plusieurs boulots, mais un jour, il s’est retrouvé sans emploi. Il a également fait un séjour en prison pour avoir vendu du cannabis. À sa sortie, il n’y avait qu’un pas à faire pour retourner dans la rue, qui l’avait déjà accueilli lorsqu’il avait quitté sa famille d’accueil à l’âge de 15 ans. Le prix des appartements était tout simplement trop élevé pour son modeste budget.

« Complètement inacceptable »

« C’est complètement inacceptable », dénonce le député conservateur albertain Blake Richards. « Le gouvernement ne valorise pas suffisamment les anciens combattants et ce qu’ils ont fait pour nous », poursuit-il.

« Lorsque nous demandons aux gens de servir notre pays, nous devons nous assurer que ce service leur est rendu », souligne quant à elle la députée néo-démocrate Rachel Blaney.

Ça brise le cœur de voir des anciens combattants en difficulté comme ça.

Rachel Blaney, députée néo-démocrate

Une motion adoptée à l’unanimité en 2019 avait fixé comme objectif de mettre un terme à l’itinérance chez les ex-militaires d’ici 2025. Il s’agit d’un problème qui pourrait être « complètement éliminé », et ce, « en quelques années » si le gouvernement fédéral adoptait une stratégie concertée, selon un rapport déposé à la Chambre des communes par le comité permanent des anciens combattants.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

Combien ça coûte ?

11,5 millions, c’est le coût du premier immeuble de logements entièrement destiné aux anciens combattants. Voici comment il a été financé :

  • 6,5 millions de la Société canadienne d’hypothèques et de logement
  • 3,5 millions provenant de collectes de fonds
  • 1,5 million du gouvernement de l’Ontario

La valeur du terrain donné par la Société immobilière du Canada s’élève à 2,5 millions.

L’itinérance zéro, possible ?

La Ville de London, en Ontario, a réussi à atteindre l’itinérance zéro pour les anciens combattants en 2021. Elle les a d’abord identifiés grâce à une base de données, pour ensuite les diriger vers le ministère des Anciens Combattants afin qu’ils puissent obtenir les prestations et les services auxquels ils ont droit. Aux États-Unis, l’accès à un logement en fait partie grâce à des modifications législatives.

Les femmes sont surreprésentées

Bien qu’elles représentent 16,2 % des anciens combattants, les femmes qui ont servi dans les Forces armées représentent 30 % des vétérans qui vivent dans l’itinérance. Veterans’ House compte actuellement 39 locataires, dont 4 femmes.

Qui est Andy Carswell ?

Pilote de bombardier durant la Seconde Guerre mondiale, Andy Carwsell est mort à l’âge de 98 ans en 2021, à Toronto. Son avion avait été abattu en 1943 et il avait été fait prisonnier par les Allemands. Devenu fonctionnaire 35 ans plus tard, il a rédigé un rapport qui a mené à la création du Bureau de la sécurité des transports du Canada. Son fils est l’un des principaux donateurs de Veterans’ House.

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  • 461 240
    Nombre d’anciens combattants au Canada en 2021
    source : Statistique Canada