Le code des annonces n’est pas très difficile à déchiffrer.

« Win SXP Defender plein de poussière. Photo prise à 4 : 00 h. Rien de contaminé. »

« Bâton Camo Rem 300mag. Pas contaminé. J’ai pris la photo à 7 h ce matin. »

« 300 Win mag Benneli […] non contaminé vient avec lunette Bushnell 6500, pris la photo à 25 h 00, semi-auto plein de poussière. »

IMAGE TIRÉE DU GROUPE FACEBOOK PRIVÉ SKS QUÉBEC VENTE INTERDITE

Annonce de la carabine SKS non immatriculée que nous avons achetée par l’intermédiaire du groupe Facebook privé SKS Québec vente interdite.

L’heure affichée dans les annonces correspond au prix demandé par les vendeurs, en centaines de dollars (7 h = 700 $). La mention « non contaminé » indique que l’arme n’est pas enregistrée auprès du Service d’immatriculation des armes à feu du Québec (SIAF, communément appelé le Registre des armes d’épaule), tel que l’exige la loi provinciale.

Le groupe Facebook SKS Québec vente interdite, créé en 2016, a longtemps été le repaire des amateurs d’armes à feu les plus réfractaires aux mesures de contrôle imposées par Ottawa et Québec. Le groupe était consacré à la carabine SKS, une arme semi-automatique russe conçue pour la guerre à la fin des années 1940, importée massivement de dépôts militaires depuis les années 1980, qui tire les mêmes balles que les tristement célèbres AK-47. Le gouvernement Trudeau a tenté de bannir cette arme dans sa dernière révision de la loi, mais s’est heurté à une forte résistance des groupes de chasseurs, qui la défendent comme étant une des plus abordables sur le marché.

Sur SKS Québec vente interdite, les propriétaires d’armes à feu respectueux des règles étaient qualifiés de « Fudds » par certains membres, un terme péjoratif qui fait référence à Elmer Fudd, le chasseur incompétent incapable d’attraper un lapin dans les dessins animés Bugs Bunny.

Ces derniers mois, le groupe était devenu un petit Marketplace souterrain pour titulaires de permis de possession et d’acquisition d’arme à feu (PPA). Les vendeurs y annonçaient aussi des lots de munitions, des canons de pistolet, et même des gilets pare-balles. Plus de 180 carabines semi-automatiques et fusils de chasse « non restreints » y ont été mis en vente depuis le printemps 2023 par 85 vendeurs différents, a constaté La Presse. Cette catégorie d’armes échappe au gel national décrété en mai 2023 par le gouvernement Trudeau, qui interdit le transfert et la vente de 1500 modèles d’armes de type militaire.

L’auteur de ces lignes, titulaire d’un PPA depuis 2018 (obtenu dans le cadre d’un reportage d’enquête sur les armes à feu), a répondu à la mi-octobre à une annonce pour une carabine SKS.

Pour 600 $, l’arme « non contaminée » incluait 280 balles à cœur d’acier (interdites dans la plupart des champs de tir parce qu’elles provoquent des ricochets et perforent l’équipement). Elle était aussi fournie avec trois chargeurs de grande capacité (30 balles), dont la capacité a été limitée à cinq cartouches par un dispositif de retenue rudimentaire que le ministre de la Sécurité publique, Dominic LeBlanc, a récemment promis d’interdire (voir texte au prochain onglet).

Plusieurs dérogations aux lois

La transaction s’est conclue dans l’atelier d’un commerce de Rimouski. Jamais le vendeur n’a fait la vérification obligatoire de la validité de notre permis en appelant au Programme canadien des armes à feu, tel que l’exige une procédure mise en place par la Gendarmerie royale du Canada en mai 2022. « C’est good », s’est contenté de dire le vendeur, après avoir regardé très sommairement notre permis. Les vendeurs d’armes à feu qui omettent de faire cette vérification afin d’obtenir un numéro de référence autorisant la cession de l’arme à feu « sont passibles d’un emprisonnement maximal de 10 ans », affirme le corps policier dans un courriel transmis à La Presse.

Le vendeur a aussi omis de remplir l’Avis de transfert de propriété d’arme à feu exigé par le gouvernement du Québec lors de la vente ou la cession d’une arme à feu.

Le fait que l’arme ne soit pas enregistrée auprès du SIAF fait en sorte que des policiers qui interviendraient au domicile de son propriétaire n’auraient aucune idée qu’une arme à feu y est entreposée. Une telle dérogation à la Loi sur l’immatriculation des armes à feu peut valoir une amende de 500 $ à 5000 $ à la personne qui se trouve ainsi illégalement en sa possession, en plus d’un risque de saisie.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Notre journaliste a pu s’entraîner au tir sur cible dans deux champs de tir sans qu’on vérifie le numéro d’immatriculation de son arme.

Aucun des membres du personnel des deux champs de tir que nous avons par la suite visités avec l’arme, à Kahnawake et à Terrebonne, pour des séances de tir sur cible, n’a vérifié si la carabine avait un numéro d’immatriculation ou noté son numéro de série, une information qui doit pourtant être consignée selon le Règlement sur les registres de fréquentation des champs de tir à la cible du gouvernement québécois.

L’« attitude désinvolte » des gouvernements dénoncée

« Sans surprise, l’approche désinvolte des deux ordres gouvernementaux face à l’application de la loi sur l’immatriculation et la vérification de la validité du permis favorise ce genre de transferts privés illégaux », a dénoncé l’organisme procontrôle des armes à feu PolySeSouvient, informé de notre démarche.

« D’innombrables internautes ont ouvertement dit qu’ils n’enregistreront pas leurs armes, à la vue de tous, y compris la Sûreté du Québec. Nous avons plusieurs fois demandé au gouvernement pourquoi les policiers ne font pas enquête auprès de ces propriétaires. Il est temps que le Québec démontre qu’il est sérieux face à sa loi », a ajouté l’organisme par courriel.

Les armes immatriculées « valent moins cher »

Parmi ses 6500 membres, SKS Québec vente interdite comptait notamment Guy Morin, porte-parole de Tous contre un registre québécois des armes à feu, un groupe d’opposition aux mesures de contrôle des armes à feu. M. Morin voit dans les résultats de notre enquête une démonstration que le registre provincial des armes d’épaule « est un échec ».

« Le registre, il a été mis en place pour fermer la gueule [des opposants aux armes à feu] et pour faire bien paraître le gouvernement », soutient M. Morin, « mais il y a toutes sortes de twists » utilisées pour le contourner.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE X DE GUY MORIN

Guy Morin, porte-parole de Tous contre un registre québécois des armes à feu, lors d’une manifestation en 2020

La vérité, c’est que les armes enregistrées dans le SIAF valent moins cher que celles qui ne le sont pas. N’importe qui au Canada va préférer acheter une arme à feu qui n’est pas enregistrée.

Guy Morin, porte-parole de Tous contre un registre québécois des armes à feu

Quelques propriétaires « un peu plus rednecks » refusent aussi de les immatriculer pour des raisons purement idéologiques, « par peur du gouvernement ou toutes sortes d’autres théories du complot », mais il s’agit selon lui d’une minorité.

La politique d’utilisation de Facebook interdit spécifiquement « l’achat, la vente et l’échange d’armes à feu, de munitions et d’explosifs entre des particuliers ». Dès que nous avons fait part à Facebook des nombreuses annonces affichées sur SKS Québec vente interdite, le groupe a été supprimé « pour violation [des] Standards de la communauté ». « Nous continuerons à évaluer constamment nos politiques et leur application afin de décourager cette activité », a indiqué un porte-parole de Meta par courriel.

Des vérifications rares

Informé de nos nombreux constats, le ministère de la Sécurité publique du Québec assure que « nous ne sommes pas devant un phénomène d’envergure. »

« Nous sommes bien conscients qu’il y a des gens qui ne veulent pas se conformer à la loi, au même titre qu’il y a des gens qui circulent avec des véhicules qui ne sont pas immatriculés ou qui ont oublié de payer leur immatriculation, mais c’est une minorité, soutient Sophie Nantel, conseillère stratégique à la lutte contre la violence liée aux armes à feu du Ministère. Ces gens-là s’exposent au risque de se faire saisir toutes leurs armes à feu, et de payer 5000 $ par arme. »

Depuis la création du registre québécois des armes d’épaule, environ 150 contrevenants par année sont mis à l’amende, précise-t-elle.

En comparant les données de l’ancien registre fédéral des armes longues à celles du registre québécois, nos calculs suggèrent que jusqu’à 10 000 cessions d’armes entre particuliers pourraient ne pas être enregistrées chaque année au Québec.

Transferts entre particuliers d’armes à feu non restreintes au Québec

Ancien registre fédéral

35 700
Nombre moyen annuel de transferts selon l’ancien registre fédéral, entre 2010 et 2014

Registre provincial (SIAF)

24 500
Nombre moyen annuel de transferts enregistrés dans le registre provincial (SIAF), en 2021 et 2022

Constats d’infraction

150
Nombre de constats d’infraction remis chaque année, en moyenne

Vérifications

5850
Nombre de vérifications de permis menées par le PCAF* lors de transferts réalisés entre mai 2022 et octobre 2023

Sources : ministère de la Sécurité publique, Sûreté du Québec pour les données de l’ancien registre fédéral, Gendarmerie royale du Canada

* Programme canadien des armes à feu

MFrancis Boucher, avocat criminaliste de Roberval qui possède lui-même plusieurs armes à feu, dont une SKS (« c’est l’arme la plus dangereuse que je possède », admet-il), croit que les violations des règles entourant le registre québécois des armes d’épaule mènent très rarement à des accusations pénales devant les tribunaux.

Je pratique dans une contrée de chasseurs, j’ai souvent eu des cas de clients qui ont été accusés au criminel de possession d’arme sans permis ou avec un permis expiré, mais je n’ai jamais vu d’accusations pour des armes non enregistrées.

MFrancis Boucher, avocat criminaliste de Roberval

Les données du ministère québécois de la Sécurité publique montrent que les policiers consultent pourtant le registre des armes d’épaule 853 fois par jour en moyenne, à la grandeur de la province.

« Dès qu’une personne porte plainte contre un propriétaire d’arme ou qu’un propriétaire d’arme émet des menaces, les policiers vont immédiatement saisir ses armes. Je suis catégorique là-dessus », insiste MBoucher.

« Le registre est un outil qui est très utilisé, mais les policiers, au bout du compte, ne vérifient pas si l’arme y est bien immatriculée. Ils n’en ont rien à foutre d’émettre des constats », résume l’avocat.

Un calibre, trois catégories d’armes

7,62 x 39 mm

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Des cartouches de calibre 7,62 x 39 mm

La SKS illégale que nous avons achetée est chambrée pour tirer des balles de calibre 7,62 x 39 mm. Il s’agit de la même munition militaire que celle des tristement célèbres AK-47 russes, et du CZ Bren 2 utilisé notamment par la gendarmerie française. Au Canada, ces trois armes très similaires entrent pourtant dans trois catégories différentes : arme prohibée, arme à autorisation restreinte et arme sans restriction.

AK-47 (ou Kalashnikov) : arme à feu prohibée

PHOTO GETTY IMAGES

À l’instar de l’AK-47, toutes les armes automatiques sont prohibées au Canada.

Cadence de tir : automatique. En maintenant le doigt sur la détente, l’arme tire une rafale de projectiles jusqu’à ce que le chargeur se vide. Toutes les armes automatiques sont prohibées au Canada. Il est strictement interdit d’en posséder.

CZ Bren 2 Ms (canon court) : arme à feu à autorisation restreinte

PHOTO TIRÉE DE YOUTUBE

Il est interdit d’utiliser un CZ Bren 2 Ms pour la chasse.

Cadence de tir : semi-automatique. Chaque fois que l’utilisateur appuie sur la détente, une balle est tirée, puis une nouvelle se charge automatiquement dans la culasse. Dans sa version civile vendue au Canada, cette arme ne tire pas en rafale, mais le fait que son mécanisme soit initialement conçu pour le tir automatique, et que la longueur de son canon soit inférieure à 470 mm, la place dans la catégorie des armes à autorisation restreinte. Il est interdit d’utiliser de telles armes pour la chasse ; elles ne servent qu’au tir à la cible. Tous les pistolets et revolvers sont des armes à autorisation restreinte.

SKS : arme à feu sans restriction

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Arme à feu sans restriction, la SKS doit être enregistrée dans le registre des armes d’épaule.

Cadence de tir : semi-automatique. Créée en 1945 pour la guerre, la SKS a été une arme standard de l’infanterie de l’Armée rouge jusqu’à la fin des années 1950. Comme elle n’a jamais été conçue pour une cadence de tir automatique, la GRC la considère comme équivalente à une arme de chasse ordinaire. Au Québec, les armes sans restriction comme la SKS doivent être enregistrées dans le registre des armes d’épaule, mais sont moins contrôlées que les armes à autorisation restreinte.