Il n’était pas question qu’il reste à la maison. Trop de gens ont besoin de ses services. L’interprète Hai Thach, qui a frôlé la mort après avoir été poignardé plus d’une vingtaine de fois au palais de justice de Longueuil en janvier, est revenu en miraculé sur les lieux du drame jeudi. L’émotion était palpable chez les avocats, les constables spéciaux et les juges.

« J’ai 71 ans. J’ai dit à ma femme que je vais continuer à travailler jusqu’à ce que je tombe. Pour moi, c’est un plaisir. Je rends service à la communauté. Et j’apprends ! J’apprends toujours des mots, des termes », a-t-il lancé à La Presse, quelques instants avant d’entrer dans une salle d’audience où son assistance était requise.

Au cours de la matinée, il a fraternisé avec les constables spéciaux qui l’ont secouru lorsqu’il a été agressé. Des avocats et des magistrats sont venus à sa rencontre en se réjouissant de le voir sain et sauf.

« Tu es un vrai soleil », lui a lancé le criminaliste Alexandre Garel, après l’avoir enlacé spontanément.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

M. Thach est devenu un intervenant apprécié du système judiciaire, qui se déplace dans plusieurs palais de justice.

Le 9 janvier, M. Thach se trouvait au palais de justice lorsqu’un homme qui était entré dans l’édifice avec des couteaux l’avait ciblé et s’était jeté sur lui pour le poignarder à répétition, sans raison apparente. Le suspect ne connaissait pas sa victime. La police croit qu’il s’agissait d’un geste gratuit. Il a été accusé de tentative de meurtre, mais la cour a demandé qu’il subisse une évaluation psychiatrique.

Je ne me souviens de rien, même pas de la première douleur

Hai Thach

« Ma femme et mes deux enfants ont vu dans quel état pitoyable j’étais aux soins intensifs. J’ai perdu les trois quarts de mon sang, on m’a transfusé huit sacs de sang et enlevé une partie du poumon. Les médecins ont fait un mensonge pieux à ma femme en lui disant que j’étais correct, mais je n’étais pas correct du tout », explique l’interprète.

M. Thach aurait pu être ailleurs ce jour-là. « J’avais une offre d’un avocat civiliste au palais de justice de Montréal, qui payait trois fois plus qu’ici. Mais j’ai dit à ma femme que je devais être ici par loyauté, parce que j’avais été assigné ici », raconte-t-il.

Tabassé par les Khmers rouges

C’était la deuxième fois que l’interprète frôlait la mort dans le cadre d’un évènement violent. Né au Viêtnam de parents chinois, il avait quitté son pays en 1979, pour fuir la vague de sentiments antichinois provoquée par la guerre sino-vietnamienne. Alors qu’il traversait le Cambodge en quête d’une terre d’asile, il avait été battu par des combattants khmers rouges rencontrés en chemin.

« Ils m’ont passé à tabac et ils m’ont presque tué », se souvient-il.

M. Thach a ensuite atterri dans un camp de réfugiés en Thaïlande. Maîtrisant le chinois et le vietnamien en plus de baragouiner l’anglais, il a servi de traducteur à une délégation canadienne sur place. Il a ensuite immigré à Montréal, où il est devenu vendeur d’assurance vie.

Au Viêtnam, il y a l’équivalent de la loi 101, tout le monde est obligé d’aller à l’école en vietnamien. Le chinois, je l’avais appris à la maison. Quant au français, je l’ai appris moi-même quand je suis arrivé ici. Je suis autodidacte.

Hai Thach

Un jour, un de ses clients qui ne parlait ni français ni anglais et qui avait été arrêté pour sollicitation de services sexuels au centre-ville de Montréal lui a demandé de l’aide dans le cadre de son procès à la cour municipale de Montréal. M. Thach a si bien traduit les procédures pour l’accusé qu’il s’est fait embaucher immédiatement comme interprète judiciaire. C’était il y a 35 ans.

Depuis, il est devenu un intervenant extrêmement apprécié du système judiciaire, qui se déplace dans plusieurs palais de justice. Un homme lettré qu’on peut apercevoir en grande conversation dans les couloirs, citant tour à tour Talleyrand ou les textes majeurs du bouddhisme.

La passion du service aux citoyens

Jointe par La Presse, la juge coordonnatrice de la Cour du Québec pour la Montérégie, l’honorable Julie-Maude Greffe, s’est réjouie du retour d’un personnage « inspirant » qui a justement eu à aider le tribunal avec un enjeu de traduction lors d’une audience qu’elle présidait jeudi matin.

« La magistrature se réjouit du retour de M. Thach. Nous lui souhaitons la bienvenue et nous sommes très heureux de constater qu’il a conservé toute sa passion pour le service aux citoyens », a commenté la magistrate.

« Les interprètes sont des partenaires importants pour la justice, ce sont des intervenants judiciaires de premier plan. M. Thach a toujours exercé ses fonctions avec professionnalisme et compétence. Nous lui souhaitons un rétablissement complet dans les meilleurs délais et nous saluons sa grande résilience. Nous sommes tous reconnaissants qu’il puisse à nouveau servir la communauté », a-t-elle poursuivi.

L’agression contre M. Thach a provoqué un rehaussement de la sécurité dans les palais de justice, où les visiteurs sont désormais fouillés à l’entrée, comme c’était le cas à Montréal uniquement auparavant. Hai Thach y voit bien sûr un rappel concret de sa mésaventure, mais il refuse de s’y arrêter. « La vie est trop courte, trop précieuse. Pourquoi vivre dans le passé ? », demande-t-il, avant de mettre fin à la conversation parce que le devoir l’appelle.