(Ottawa) L’application ArriveCAN développée pour près de 60 millions de dollars n’est plus utilisée que par 13 % des voyageurs. Elle sert toujours à faire les déclarations de douane et d’immigration, mais n’est plus obligatoire depuis la levée des mesures sanitaires à la frontière en octobre 2022.

Selon les données de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), environ 300 000 voyageurs par mois l’utilisent pour soumettre leur déclaration à l’avance. En tout, ce sont 5,4 millions de personnes qui s’en sont servies entre le 1er octobre 2022 et le 26 février 2024 sur près de 40 millions de voyageurs.

« C’est quand même énorme », lance à la blague Geneviève Tellier, professeure titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa.

« Est-ce qu’on en a encore vraiment besoin ? Pourquoi est-ce qu’on persiste avec cette application-là ? », demande-t-elle. Pour elle, ce n’est pas l’application en tant que telle qui pose problème, mais la gestion qui a entouré ce projet.

ArriveCAN permet d’épargner du temps, selon l’ASFC. Il y a un an, elle incitait les voyageurs à utiliser « les voies express » de la déclaration de douane faite à l’avance pour éviter « les files d’attente ». La courte vidéo publiée sur le réseau social X, et vue environ 5000 fois, présentait des témoignages de gens qui vantaient sa rapidité.

Une note d’information soumise au comité des opérations gouvernementales de la Chambre des communes en 2022 indiquait qu’elle avait réduit le temps de traitement de près de 40 secondes par personne.

« L’ASFC s’attend à ce que le taux d’utilisation augmente au fur et à mesure que nous continuerons à faire connaître l’application et à ajouter d’autres caractéristiques importantes qui permettent d’accélérer et de faciliter l’expérience de voyage », a indiqué à La Presse sa porte-parole, Maria Ladouceur, par courriel.

Une utilité contestée

ArriveCAN est utilisée seulement dans les 10 grands aéroports du pays, dont Montréal-Trudeau, et Jean-Lesage, à Québec, mais pas aux postes frontaliers terrestres. Les voyageurs peuvent y entrer leurs informations pour la douane et l’immigration jusqu’à 72 heures avant leur arrivée au Canada et la mettre à jour au moyen des bornes électroniques sur place. « Si aucune modification n’est nécessaire, la déclaration faite à l’avance peut réduire d’environ 50 % le temps passé à la borne par un voyageur, ce qui accélère la transaction », estime-t-elle.

PHOTO KARENE-ISABELLE JEAN-BAPTISTE, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

La professeure titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, Geneviève Tellier

Oui, si c’est pour simplifier les choses, si c’est vendu dans ce sens-là, d’accord. Mais j’ose espérer que les quelques secondes qu’on sauve d’un côté valent le coup et justifient le coût de maintenir l’application et de l’avoir payée.

Geneviève Tellier, professeure titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa

« Je ne suis pas sûre qu’en fin de compte, pour l’instant, c’est encore utile, et si ce l’est, ça sera au gouvernement d’en faire la démonstration, puis de dire “voici à quoi ça sert et même on encourage les gens à l’utiliser” », ajoute-t-elle.

Le président national du Syndicat des douanes et de l’immigration, Mark Weber, y voit plutôt une mesure pour éventuellement « remplacer » les agents des services frontaliers. Il estime que ce projet « était un échec » et que l’argent qui y a été consacré aurait pu servir à embaucher 600 agents des services frontaliers pendant un an, alors que l’ASFC est en pénurie de personnel.

« Bien entendu, un agent, contrairement à une machine, peut procéder à des mesures de vérification, d’arrestation, et de maintien de loi en général. Une application est évidemment incapable d’effectuer toutes ces opérations », avait-il fait valoir lors de son témoignage au début du mois au comité des comptes publics de la Chambre des communes.

Un coût qui dérange

ArriveCAN fait l’objet d’une vive controverse qui a été ravivée par la publication d’un rapport dévastateur de la vérificatrice générale, Karen Hogan, le mois dernier. L’application a été développée en 2020 dans l’urgence de la pandémie de COVID-19 pour gérer l’arrivée des voyageurs au Canada. Plus de 60 millions de personnes l’ont utilisée durant les deux ans et demi où elle a été obligatoire, selon l’ASFC.

Outre l’envoi erroné d’une directive de mise en quarantaine à environ 10 000 personnes, c’est surtout l’explosion de son coût qui dérange. Sa version initiale était de 80 000 $, mais la facture a fini par atteindre 59,5 millions, selon la vérificatrice générale. Et cette estimation est incomplète étant donné la mauvaise tenue des livres comptables de l’ASFC. Son rapport ainsi que deux études en comité parlementaire ont révélé des pratiques douteuses dans l’attribution des contrats et dans l’approbation des factures.

Des fonctionnaires de l’ASFC doivent d’ailleurs témoigner à ce sujet au comité des opérations gouvernementales de la Chambre des communes mardi.

Avec William Leclerc et Vincent Larouche, La Presse