Deux enfants maintenant âgés de 7 et 9 ans, pris dans un grave conflit de séparation qui déchire leurs deux parents, ont dû attendre huit mois avant que leur cas soit évalué par la direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Et une fois leur situation prise en charge, une pléthore d’intervenants s’est succédé à leur dossier en l’espace de deux mois et demi.

Leurs droits ont été lésés, conclut le Tribunal de la jeunesse.

Ce cas, qui a fait l’objet d’un jugement du tribunal en septembre dernier, est une illustration concrète des conséquences de la pénurie de personnel et des difficultés d’organisation qu’elle pose pour la DPJ. Cette fois, c’est le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal et la DPJ de Batshaw qui sont au centre de cette histoire.

Elle commence au printemps 2020, au moment de la séparation des deux parents.

La garde partagée est alors convenue, mais elle ne se réalise pas dans les faits, puisque le cadet de la famille refuse de se rendre chez son père. La mère est anxieuse et dépressive, au point qu’elle est hospitalisée en psychiatrie en décembre 2021.

Parallèlement aux problèmes de la mère, le cadet des enfants développe des problèmes : il refuse notamment de se rendre à l’école. Une travailleuse sociale du CLSC tente d’épauler la mère, en vain.

La mère intervient fréquemment lorsque c’est le père qui a la garde des enfants. Elle se présente notamment tous les matins à l’école pour vérifier si les enfants sont vêtus convenablement et leur donner de la nourriture. Devant le tribunal, elle reconnaît son état dépressif et affirme « composer avec un stress post-traumatique causé par la violence conjugale » subie avec monsieur.

Le père, lui, nie toute violence physique, mais admet des « moments de colère ouvertement exprimée » en réaction aux comportements de son ex-conjointe. Il refuse notamment que les enfants et la mère aient des appels vidéo lorsque les enfants sont chez lui ou tout contact avec la famille maternelle.

Les deux parents reconnaissent le conflit parental, mais ils en attribuent tous deux la faute à l’autre. Les enfants, eux, sont clairement affectés par ce conflit. Leur situation est signalée pour la première fois en avril 2021. Un autre signalement est enregistré un mois plus tard.

Les droits des enfants lésés

Or, ce n’est qu’en janvier 2022, soit huit mois après le signalement initial, que leur cas est évalué : la DPJ estime alors que leur sécurité et leur développement sont compromis. On estime qu’il y a mauvais traitement psychologique, à cause du conflit parental, et un risque sérieux de négligence, à cause de l’état de la mère. Le dossier est judiciarisé. Les enfants sont confiés au père et les accès de la mère sont restreints et supervisés par la DPJ.

Pendant ces huit mois où ils attendent une évaluation, « l’exposition des enfants au conflit parental est intense et X [l’enfant le plus jeune] y réagit fortement : ne se présente pas à la prématernelle, ne se rend pas chez son père, est anxieux », écrit la juge Martine Nolin.

« La Directrice justifie le délai par la liste d’attente importante et le manque de personnel dans l’équipe chargée d’évaluer les signalements retenus ; elle tente également de temporiser l’importance de ce délai en rappelant que l’intervention du CLSC est en place auprès de la famille. […] Or, la preuve révèle que le soutien du CLSC est limité en raison de l’intensité de la détresse de la mère et de sa désorganisation ; la situation des enfants change peu. »

Bref, estime la juge Nolin, les droits des deux enfants ont été lésés.

Les difficultés administratives auxquelles est confrontée la DPJ sont certes une réalité, mais elles ne peuvent faire obstacle à une déclaration de lésion de droits à l’égard des enfants.

Extrait de la décision de la juge Martine Nolin

Et l’histoire ne s’arrête pas là : une fois leur cas pris en charge, une première intervenante est affectée au dossier des deux enfants. Entre la mi-juin et la fin d’août, trois intervenants se succèdent au dossier. « Ils n’ont pas, pour au moins deux d’entre eux, la disponibilité requise, note la juge Nolin. Une intervenante finalement assignée au suivi social a rencontré virtuellement les enfants pendant 5 minutes. »

En réponse, la DPJ plaide que le suivi social « s’effectuait durant le transport des enfants lors des contacts avec leur mère et de leur retour auprès de leur père », indique la juge. Douze intervenants sociaux affectés aux urgences ont effectué ces transports.

« Il n’est pas en preuve que ces derniers étaient sans compétence, écrit la juge, mais il est illusoire de croire qu’ils avaient tous et toutes pris suffisamment connaissance du dossier, établi un lien minimalement significatif avec les enfants afin de créer un environnement propice aux échanges et aux observations cliniques. »

Délais « déraisonnables »

Encore une fois, la DPJ Batshaw plaide « les ressources humaines limitées » pour expliquer le grand nombre d’intervenants au dossier, une explication rejetée par la juge Nolin.

« La succession de trois intervenants sociaux peu disponibles, de douze transporteurs différents en deux mois et demi, dénature complètement l’intervention sociale ordonnée en réponse aux besoins de protection des enfants, écrit-elle. Une telle instabilité dans la prestation de services sociaux représente une violation des droits des enfants. »

Le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal a refusé de commenter le cas spécifique de la famille qui fait l’objet du jugement. « Notre CIUSSS fait face à la pénurie de main-d’œuvre comme tous les établissements du réseau de la santé et celle-ci affecte notamment les délais d’accès à travers la province. Plusieurs mesures sont explorées et déployées par nos équipes pour assurer la sécurité et la qualité des services offerts aux jeunes et à leurs familles. »

L’avocate des enfants, MSophie Papillon, se dit satisfaite du jugement. Pour elle, les délais de la DPJ pour évaluer le dossier des enfants étaient clairement « déraisonnables ».