Pour la toute dernière fois ce samedi matin, les Québécois pourront feuilleter les pages du Soleil, de La Tribune, de La Voix de l’Est, du Droit, du Nouvelliste et du Quotidien. Les six quotidiens régionaux de la Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2i) défonceront la nouvelle année en basculant dans le tout-numérique. Petit aperçu d’une grande transformation.

Une fin, un début

Jointe au téléphone dans les bureaux du Soleil, la voix de Valérie Gaudreau, qui a piloté le dernier numéro imprimé du quotidien de Québec en kiosque ce samedi, contient des inflexions à la fois de deuil et de fête.

Le vin joyeux versé en ce vendredi après-midi célèbre 127 ans d’histoire qui ne continueront plus de s’écrire à l’encre, mais exclusivement en pixels, avec une salle « très jeune », « réactive » et rompue au numérique.

SOURCES : BIBLIOTHÈQUE ET ARCHIVES NATIONALES DU QUÉBEC ET SOCIÉTÉ D’HISTOIRE DE LA HAUTE-YAMASKA

Premières parutions des six quotidiens régionaux, désormais regroupés au sein de CN2i

Le vin triste, lui, sera versé comme des larmes pour le départ de précieux artisans qui ont décidé de quitter la scène en même temps que le papier. C’est aussi un support emporté par le même vent qui a soufflé sur les journaux imprimés de La Presse, en semaine dès 2016 puis le samedi à partir de 2018.

« C’est la fin d’un objet, d’un artisanat qui est de produire un journal chaque jour, mais l’information, l’équipe, tout demeure », nuance Valérie Gaudreau, ex-rédactrice en chef du Soleil qui signera la chronique municipale en remplacement de François Bourque à partir de janvier.

À Sherbrooke, le rythme de travail dans les locaux de La Tribune, fondée en 1910, était somme toute « mollo » en ce vendredi matin. « On a travaillé vraiment fort dans les dernières semaines, surtout dans les deux, trois derniers jours », explique la rédactrice en chef, Chloé Cotnoir, en entrevue avec La Presse. « Aujourd’hui, ce sont les dernières corrections. Plusieurs collègues vont venir nous rejoindre pour faire un petit happening au moment d’envoyer la dernière une à l’impression. »

Un passage inévitable

Les six quotidiens régionaux de CN2i avaient déjà largué le papier en semaine à la fin du mois de mars 2020. Depuis, ces journaux, qui misent sur les abonnements, n’ont cessé d’accroître leur présence numérique ; ils lançaient, au milieu du mois d’avril dernier, une nouvelle plateforme web et des applications revampées pour téléphones et tablettes.

« C’était toute une gymnastique de soutenir en même temps le papier et le numérique, observe Mme Cotnoir, de La Tribune. Ce n’est pas le même lectorat, ce n’est pas la même façon de produire de la nouvelle. »

PHOTO JEAN ROY, ARCHIVES LA TRIBUNE

Chloé Cotnoir, rédactrice en chef de La Tribune

Il y a une forme de soulagement dans l’équipe de pouvoir concentrer à 100 % nos efforts et nos énergies sur le numérique, plutôt que de faire [le grand écart] entre les formats.

Chloé Cotnoir, rédactrice en chef de La Tribune

« On va pouvoir penser 100 % numérique », acquiesce Valérie Gaudreau, à Québec. « Le papier dictait la production ; notre réactivité était un peu captive. Mais là, on va vouloir expérimenter, par exemple dans la façon de présenter l’information. »

Si la pandémie de COVID-19 a précipité l’abandon du format papier, les journalistes du Soleil sont aujourd’hui dans l’« acceptation », croit-elle.

PHOTO ERICK LABBÉ, ARCHIVES LE SOLEIL

Valérie Gaudreau, ex-rédactrice en chef du Soleil

En publiant une seule fois par semaine depuis trois ans, l’équipe s’est faite à l’idée. C’est sûr, par contre, que des métiers n’existeront plus. C’est le quart des effectifs qui part au Soleil.

Valérie Gaudreau, ex-rédactrice en chef du Soleil

Afin de mener à bien sa transition numérique, CN2i avait instauré un programme de départs volontaires au printemps 2023, une opération qui a permis d’éviter des mises à pied. Quelque 125 membres travailleurs des Coops de l’information ont levé la main, soit environ le tiers des travailleurs de l’information du réseau.

Des exemplaires souvenirs

Les exemplaires des six quotidiens qui tacheront les doigts des lecteurs pour la dernière fois ce samedi ne contiendront aucune trace d’actualité brûlante. Pour Le Soleil et La Tribune, il s’agira, en quelque 100 pages, de se remémorer plus d’un siècle d’histoire et d’histoires.

« C’est vraiment un plongeon dans le passé, illustre Chloé Cotnoir, rédactrice en chef du quotidien sherbrookois. On revient sur les 114 ans du journal ; les évolutions technologiques, les métiers qui ont contribué à la production du journal papier, qu’il s’agisse des pressiers, des camelots, des gens de la distribution, etc. On a aussi redonné de l’espace à d’anciens journalistes et chroniqueurs qui ont accepté de reprendre la plume pour raconter des moments marquants ou des faits cocasses. »

Au Soleil, l’ultime édition, ponctuée de rétrospectives, de photos et de caricatures d’archives et de témoignages de lecteurs, sera tirée à 40 000 exemplaires, de quoi récompenser les abonnés et permettre à 5000 curieux d’acheter leur exemplaire en kiosque. Le travail sur cet exemplaire historique s’est amorcé au début de l’automne.

Craintes pour la pérennité de l’information régionale

Les nouvelles locales de villes d’importance comme Gatineau, Sherbrooke, Saguenay, Granby et Trois-Rivières perdront leur principal support papier. Les difficultés des médias écrits ces dernières années font craindre non seulement pour le contenant, mais aussi pour le contenu, souligne Colette Brin, directrice du Centre d’études sur les médias et professeure titulaire à l’Université Laval.

PHOTO ERICK LABBÉ, ARCHIVES LE SOLEIL

Les six quotidiens régionaux de CN2i avaient déjà largué le papier en semaine à la fin du mois de mars 2020.

Elle fait remarquer que le passage au tout-numérique des quotidiens régionaux a entraîné une réduction des équipes autant à la production qu’à la rédaction. « La technologie numérique permet de faire certains gains d’efficacité, par exemple dans la recherche, mais c’est sûr que pour l’information locale, il y a une tendance à la réduction du nombre de journalistes sur le terrain », se désole-t-elle.

Elle se rappelle une époque où les bureaux du Soleil accueillaient une centaine de journalistes, contre une trentaine aujourd’hui. Chute des revenus publicitaires oblige, le quotidien de Québec a dû faire ses adieux à une trentaine d’employés en mars 2020, puis à une vingtaine d’autres en 2023 en vue de l’abandon du papier.

Malgré une équipe réduite, « il n’y a pas de secteurs d’activité qu’on va laisser tomber », assure Valérie Gaudreau, jusqu’à tout récemment rédactrice en chef.

La Tribune a pour sa part perdu 13 employés, dont 7 dans la salle de rédaction. « C’est sûr que ça vient avec une réflexion sur la réorganisation du travail et sur la façon de continuer à offrir du contenu de qualité avec une équipe réduite », note la rédactrice en chef, Chloé Cotnoir.

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    Propriété de Gesca jusqu’en 2015 puis du Groupe Capitale Médias, les quotidiens Le Soleil (Québec), La Tribune (Sherbrooke), La Voix de l’Est (Granby), Le Droit (Gatineau-Ottawa), Le Nouvelliste (Trois-Rivières) et Le Quotidien (Saguenay–Lac-Saint-Jean) ont été acquis en décembre 2019 par une nouvelle entité, la Coopérative nationale de l’information indépendante, au montant symbolique d’un dollar.