Au passage de La Presse à la Grande Bibliothèque, en plein cœur de Montréal, un homme qui présente des signes d’intoxication assène un coup de poing dans la porte d’entrée avant de se diriger vers la section des ordinateurs du rez-de-chaussée.

Une fois assis, il se mettra à chantonner par-dessus la musique qui déborde bruyamment de ses écouteurs, puis à crier de manière agressive, attirant vers lui la méfiance des usagers avoisinants. À cinq reprises, des employés demandent poliment à l’internaute de baisser le ton.

Cette scène quotidienne traduit bien la mission d’inclusion de la Grande Bibliothèque, parfois au péril de la sérénité des lieux. « Ici, on ne repousse pas les gens, on les accueille », explique Marie Andrée Duchesne, directrice de la sécurité à BAnQ. « C’est très différent de la Place Dupuis ou d’autres institutions privées, par exemple. On est plus dans la prévention que dans la répression. »

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Marie Andrée Duchesne, directrice de la sécurité à BAnQ

La majorité des interventions des agents de Garda concernent des incidents de gravité mineure, liés à des manquements au code des usagers, selon Mme Duchesne.

Or, les comportements répréhensibles nécessitent plus que jamais des appels à la police, selon des documents obtenus par La Presse grâce à la Loi sur l’accès à l’information ; 78 en 2022 contre 52 en 2019 et 37 en 2018, deux années où la Grande Bibliothèque accueillait pourtant deux fois plus de visiteurs.

Si le nombre d’interventions des services de sécurité (405) est resté assez stable proportionnellement à l’achalandage l’an dernier, le service d’urgence 911 a été sollicité 129 fois, un nombre record. Ces appels ont été dirigés vers les services policiers (78), ambulanciers (40) ou incendie (11).

Sur le terrain, la direction observe cette hausse des tensions entre les murs de la bibliothèque – « le niveau de tolérance a beaucoup diminué dans toutes les populations », explique Sébastien Nadeau, directeur des services au public.

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Sébastien Nadeau, directeur des services au public à BAnQ

À la demande du personnel, la Grande Bibliothèque a fait installer des affiches près des comptoirs pour inciter les usagers à la courtoisie. « L’augmentation des incidents inquiète grandement les employés », note Mélissa Boutet, vice-présidente, santé et sécurité au travail, au Syndicat des travailleuses et travailleurs uni.es de BAnQ – CSN.

Peu avant notre appel, elle avait eu vent d’une chaise projetée par un usager. « Il y a de l’agressivité verbale, des usagers qui se disputent, des objets qui sont lancés », énumère la technicienne en documentation, qui souhaiterait voir davantage d’intervenants sociaux arpenter les étages.

Plus d’argent pour la sécurité

Le 21 décembre dernier, Québec a justement alloué une somme de 140 000 $ à BAnQ pour qu’elle intègre à la Grande Bibliothèque les services d’un intervenant psychosocial pendant une année. « Cette personne sera en mesure d’offrir un accompagnement et une prise en charge des usagers en situation de vulnérabilité sociale, indique-t-on dans un communiqué. De plus, dans le cadre de ce projet pilote, l’intervenant soutiendra et outillera les membres du personnel. »

La Grande Bibliothèque collabore déjà sur les enjeux de sécurité avec la Table de concertation du faubourg Saint-Laurent et des organismes communautaires comme la Mission Old Brewery et Spectre de rue.

Le budget alloué à la sécurité ne cesse d’augmenter depuis 2013, montrent des données fournies par BAnQ à la suite d’une demande d’accès à l’information. La Grande Bibliothèque y a alloué 1 750 000 $ en 2022, contre 1 370 000 $ en 2013, un bond d’environ 30 % en 10 ans, soit davantage que l’inflation.

« On refuse des comportements »

Derrière la fenêtre de la salle où se déroule notre entrevue, des policiers arrêtent un homme et l’embarquent dans leur autopatrouille, une scène que l’on dirait arrangée avec les gars des vues pour nous rappeler l’environnement chargé autour de la Grande Bibliothèque, à quelques pas du parc Émilie-Gamelin et de la station Berri-UQAM, où convergent des enjeux d’itinérance, de toxicomanie et de santé mentale.

Ce que les employés vivent, ce qu’on entend, ce qu’on voit, c’est un déclin de la vitalité du quartier et une exacerbation de l’itinérance visible. Cette clientèle est la bienvenue. Tout le monde a le droit d’entrer, c’est notre essence, alors oui, ça se répercute entre nos murs.

Sébastien Nadeau, directeur des services au public à BAnQ

L’un des nombreux agents de Garda, posté à l’entrée de la Grande Bibliothèque, veille toutefois à assurer un certain décorum au-delà des portiques. « On ne refuse pas des gens, on refuse des comportements », précise Marie-Pierre Gadoua, coordonnatrice de la médiation sociale et de l’action culturelle à la Grande Bibliothèque.

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Marie-Pierre Gadoua, coordonnatrice de la médiation sociale et de l’action culturelle à BAnQ

Son rôle est notamment de tisser des liens avec les organismes communautaires du quartier pour développer des projets créatifs. « Ça installe un respect des gens et des lieux », dit-elle.

Après notre rencontre, l’internaute agressif fait l’objet d’un signalement à un agent de sécurité. Celui-ci fera trois interventions dans la demi-heure suivante. L’homme finit par s’endormir sur son clavier ; le calme est rétabli.

Des livres et des balles

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Trou de projectile à la bibliothèque Jean-Corbeil, à Anjou, en avril 2022

Un groupe d’adolescents fait des allers-retours agités dans l’ascenseur de la bibliothèque de Saint-Michel. Un employé interrompt son travail dans les étagères pour rappeler le groupe à l’ordre. L’intervention semble banale, mais elle s’inscrit dans un contexte tendu. À quelques mètres de là, début octobre, des coups de feu ont été tirés dans les toilettes par des jeunes de 15 et 16 ans, qui ont par la suite été arrêtés. Le délit serait lié à un gang criminalisé de l’école avoisinante Joseph-François-Perrault et du parc Octogonal, selon nos informations. « L’évènement a suscité beaucoup de préoccupations, à la fois chez le personnel et la direction », explique Audrey Villeneuve, porte-parole de l’arrondissement de Villeray–Saint-Michel–Parc-Extension. « Un agent de sécurité a été déployé sur le terrain et un plan d’action sécurité est actuellement mis en application. »

En 2021, des coups de feu avaient aussi retenti dans le stationnement de la bibliothèque. Depuis, un agent du milieu travaille avec l’équipe de l’établissement pour prévenir la violence auprès des adolescents. Les coups de feu dans Saint-Michel font écho à des évènements survenus en décembre 2021 dans la bibliothèque Philippe-Panneton, à Laval, où un homme de 18 ans a été atteint par balle sous le regard médusé d’une quinzaine d’employés et d’usagers, dont des enfants. La victime, liée au gang Chomedey 45, se serait crue à l’abri dans un temple du savoir. En avril 2022, c’était au tour d’une bibliothèque publique d’Anjou d’être criblée par une balle perdue.

Avec Daniel Renaud, La Presse