Le printemps dernier a été éprouvant entre les murs de la bibliothèque de Saint-Léonard, la plus vaste de l’île de Montréal après la Grande Bibliothèque. « Il y a eu plusieurs incidents, explique Thierry Robert, chef de division, culture et bibliothèque. Une bataille a éclaté avec un agent de sécurité. On considérait que ça allait beaucoup trop loin. Les employés étaient nerveux. »

La tension montait surtout parmi des groupes d’adolescents à la sortie des cours à l’école secondaire juste en face, Antoine-de-Saint-Exupéry. « Les agents de police communautaires venaient quasiment chaque jour », raconte M. Robert.

L’équipe de la bibliothèque s’est alors assise avec des élus de l’arrondissement, des agents du poste de quartier (PDQ) 42 et des organismes de développement social pour éviter que les débordements se répètent à la rentrée des classes, à l’automne.

De là est né Virée, projet de « sécurité urbaine » et première phase d’un chantier en cours visant à transformer l’imposant établissement de Saint-Léonard en bibliothèque communautaire.

Depuis, on a constaté une baisse de 60 % des incidents, mais le plus important, c’est que la gravité a diminué. La police communautaire ne vient presque plus.

Thierry Robert, chef de division, culture et bibliothèque, à Saint-Léonard

Une présence significative

En plus de mettre sur pied une campagne d’affichage contre les incivilités, la direction a sollicité la Maison des jeunes de Saint-Léonard pour qu’un intervenant vienne faire son tour une fois les classes terminées. Un agent de sécurité a aussi été embauché pendant les heures de fermeture de l’école, « jusqu’au retour des employés à leur véhicule », explique le chef de division, culture et bibliothèque.

Mais le principal facteur de succès du projet Virée a un nom : Nikolaz Turmel. L’animatrice jeunesse assure dorénavant une présence permanente dans la grande salle réservée aux adolescents depuis 2016 au sous-sol de l’établissement. « Les jeunes ont moins le goût de détruire les choses parce qu’ils associent le lieu à quelqu’un », note M. Robert.

Mme Turmel, qui veille dans l’antre doté de grandes tables et d’espaces de jeux vidéo, acquiesce.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Nikolaz Turmel, animatrice jeunesse à la bibliothèque de Saint-Léonard

On arrive à développer un lien de confiance avec les jeunes. Le fait qu’ils revoient toujours la même personne, ça les incite à être plus respectueux.

Nikolaz Turmel, animatrice jeunesse

Si des problèmes pointent vis-à-vis d’un individu, la bibliothèque est en contact avec le centre de services scolaire de la Pointe-de-l’Île, le PDQ 42 et des partenaires communautaires du quartier. « S’il se passe quelque chose, l’école le sait, le poste de quartier le sait, la Maison des jeunes le sait, énumère M. Robert. Ça nous permet de faire des interventions ciblées. »

Le projet Virée s’inspire en partie de ce qui s’est fait à la bibliothèque de Drummondville, qui a noué un partenariat avec l’organisme en travail de rue La Piaule. « Eux, leurs défis étaient liés à l’itinérance, tandis que nous, ils touchent les adolescents », précise Thierry Robert, chef de division à Saint-Léonard.

Des organismes sollicités

Au passage de La Presse, une grande partie du sous-sol où était naguère située la section jeunesse subissait d’imposants travaux, deuxième phase de transformation de la bibliothèque. L’espace sera bientôt réservé à une douzaine d’organismes communautaires du quartier, qui pourront notamment mettre sur pied des séances d’information, des ateliers, des rencontres et des expositions.

Saint-Léonard n’ayant pas de centre communautaire, la bibliothèque de l’arrondissement sera plus que jamais un « espace de développement social », explique Thierry Robert. Ce changement de vocation vient avec un « défi de ressources humaines », admet-il. « Dans beaucoup d’endroits, les bibliothécaires travaillent derrière un comptoir. Nous, on a dit : ‟Ça va changer, vous allez devenir des agents de projets. Vous allez travailler avec le communautaire, vous allez participer à des tables, vous allez développer des initiatives.” »

Arij El Korbi, conseillère d’arrondissement du district de Saint-Léonard-Est et présidente de la Commission permanente du développement social, des loisirs, de la culture, de la diversité et de l’inclusion, estime que la bibliothèque est « le premier lieu de socialisation de l’arrondissement ». Il importe donc que les adolescents trouvent dans leur bibliothèque un espace bienveillant.

« Certaines personnes ne veulent pas voir de jeunes dans la rue, ne veulent pas voir de jeunes dans les parcs, dit-elle. Où voulez-vous qu’ils aillent ? On veut leur offrir un lieu sécuritaire où ils peuvent s’épanouir et s’approprier un lieu à leur image. C’est important qu’ils retrouvent leur place dans l’arrondissement, qui est connu historiquement pour avoir une population âgée. Ça commence à changer et il faut s’adapter. »

Bienvenue aux travailleurs sociaux

Dans un mémoire déposé en septembre dernier, l’Association des bibliothèques publiques du Québec (ABPQ) a livré un plaidoyer en faveur du travail social dans ses établissements, dont « la volonté d’incarner un lieu de rassemblement pour toutes et tous présente d’immenses défis ». L’ABPQ souligne notamment que la formation des futurs employés devrait être mieux adaptée à l’émergence de « troisièmes lieux ». « Le personnel des bibliothèques publiques n’est pas outillé pour faire face aux situations sociales auxquelles il est confronté », observe-t-elle. L’ABPQ souhaite aussi que les décideurs soient davantage renseignés sur l’évolution du mandat du réseau, bien plus vaste et complexe que le prêt de livres. « Des personnes élues ont une méconnaissance des services organisés dans les bibliothèques et de leur réel impact social, note-t-elle. En transformant cette perception, les bibliothèques pourraient mieux solliciter l’appui des paliers gouvernementaux pour soutenir des projets en travail social. »