Un adulte sur cinq a de très grandes difficultés à lire ou à écrire au Québec. Comprendre un article de journal constitue un défi pour environ la moitié de la population. Notre journaliste a rencontré des adultes qui ont décidé d'améliorer leurs connaissances ou de réapprendre à lire et à écrire et ainsi faire face à un monde où la communication revêt une importance grandissante.

«On n'est pas plus fous que les autres!», lance Robert Gour. Sa phrase résonne comme un cri du coeur. Pendant des années, l'homme de 49 ans a fait son chemin dans la vie en faisant divers métiers : cuisinier, éboueur, plongeur. Il a toujours travaillé et, à l'écouter, on comprend vite que de gagner sa vie est une chose très importante pour lui. Oui, il a déjà eu des préjugés sur les gens qui vivent de l'aide sociale. Jusqu'à ce qu'il en ait besoin lui aussi...

Après trois ans sur l'aide sociale, Robert a un objectif précis: retourner sur le marché du travail. Pour ça, il lui faut remplir des demandes d'emploi. Pas facile pour un homme qui avait du mal à écrire son adresse avant de participer aux ateliers d'alphabétisation de l'organisme Le Tour de lire, installé à quelques coins de rue du Stade olympique.

«C'est gênant. On ne le crie pas sur les toits. Il y a des gens qui rient de ça, qui pensent qu'on n'est pas normal...»

La situation de Robert, qui a quitté l'école vers 14 ou 15 ans, n'a rien d'unique. Autour de la table, il y a aussi Louiselle Rochette, Stéphane Guillemette et Valérie St-Pierre qui ont tous des difficultés à lire ou à écrire. À des degrés divers. Valérie, par exemple, souhaitait surtout «améliorer son français» et faire moins de fautes. L'orthographe est un casse-tête pour cette jeune femme dyslexique.

Stéphane, lui, partait de plus loin. Il a souvent prétendu avoir oublié ses lunettes et demandé de l'aide pour se faire lire des documents qu'il n'arrivait pas à déchiffrer... «Je me débrouillais», dit-il. Jusqu'au jour où il s'est demandé si les gens lui lisaient vraiment ce qui était écrit sur les feuilles qu'il leur tendait. «Je me suis dit: "Je vais foncer", raconte-t-il. Je vais trouver quelque chose pour m'aider.»

Un problème de fond

Environ une personne sur cinq* (19 %) éprouve de très grandes difficultés à lire (niveau 1) au Québec et 34 % conservent des difficultés importantes (niveau 2). Au total, c'est un peu plus d'un Québécois sur deux (53 %) qui a du mal avec les communications écrites. «Ces gens sont capables de lire des mots et des phrases, mais un paragraphe complet ou des articles comme dans La Presse, c'est difficile», résume André Huberdeau, président du conseil d'administration de la Fondation pour l'alphabétisation.

Le niveau de la scolarisation de la population ne cesse de croître depuis 1990, selon l'Institut de la statistique du Québec. Les instruments de mesure de compétences en lecture et en écriture chez les adultes indiquent toutefois une hausse du nombre de personnes qui éprouvent des difficultés: de 49 % en 2003, le nombre de personnes de niveau 1 et 2 est passé à 53 % 10 ans plus tard. «C'est un problème de fond dans notre société», estime André Huberdeau.

«L'analphabétisme est carrément lié à la pauvreté. L'un nourrit l'autre», estime Sylvain-Aimé Marcotte, cogestionnaire au Tour de lire.

«Il n'y a pas de parcours typique, ajoute M. Marcotte, mais certains éléments reviennent : ces personnes ont souvent passé leur cursus scolaire dans les classes spéciales, certains ont eu des problèmes de santé durant l'enfance ou à l'adolescence et ils sont souvent issus de familles défavorisées dont les parents n'étaient pas là - pour diverses raisons - pour soutenir l'apprentissage», précise sa collègue Marie Auer-Labonté.

Déconstruire la honte

Après avoir fini tant bien que mal l'école, plusieurs ont occupé des emplois manuels qui ne sollicitaient pas leurs compétences en lecture ou en écriture. Stéphane et Robert ont travaillé dans des cuisines de restaurant. Louiselle, elle, a posé des lames de patin chez Daoust. Est-ce que d'autres employés de la manufacture avaient du mal avec la lecture? Louiselle est restée avec l'impression que ses collègues étaient plus instruits qu'elle.

Déconstruire la honte et reconstruire l'estime de soi des participants est le premier chantier auquel s'attaquent les intervenants et formateurs du Tour de lire.

«Des fois, ça peut prendre des années pour que la personne déconstruise tout ce qu'elle a appris à propos de son incapacité. Si ça prend trois ou quatre ans pour que la personne gagne assez de confiance en elle pour être capable d'apprendre, ce sera ça», croit Marie Auer-Labonté.

Suivre le rythme des participants est capital, selon l'intervenante et formatrice. «On part de leurs besoins, de leur réalité, dit-elle. Ce sont les participants qui fixent leurs propres objectifs.» En arrivant, Robert voulait être capable d'écrire son adresse et de remplir une demande d'emploi. Il en est désormais capable. Il a appris à se servir d'un dictionnaire et il a moins besoin de demander un coup de main à sa copine. «Ce sont des gens courageux», dit Marie Auer-Labonté, à propos des adultes qui choisissent de s'alphabétiser.

Les fonds destinés à l'alphabétisation ont été revus à la hausse dans le dernier budget provincial. Le budget du Tour de lire devrait donc être bonifié. Marie Auer-Labonté déplore néanmoins le «manque de vision» de la classe politique. Un problème aux ramifications multiples comme l'analphabétisme exige une solution plus globale, selon elle, à commencer par un soutien financier aux participants. «Ils vont recevoir quoi notre monde? Rien. Des coupures à l'aide sociale», prévoit-elle.

30 millions par année

Ces cinq prochaines années, le gouvernement Couillard va investir 30 millions annuellement pour soutenir financièrement les programmes de francisation et d'alphabétisation offerts dans les milieux scolaires et communautaires. Un peu moins du tiers (9 millions) sera distribué à travers le programme qui soutient l'alphabétisation populaire, mais aussi d'autres initiatives, précise Caroline Meunier, du Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec.

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* Source: Rapport québécois du Programme d'évaluation internationale des compétences des adultes (PEICA) 2015

Quatre adultes face aux mots

L'écriture et la lecture comportent des défis pour chacun d'entre eux, mais ils ont décidé de se retrousser les manches. Portraits de quatre participants aux ateliers d'alphabétisation du Tour de lire.

Louiselle Rochette

«J'ai été placée de l'âge de 7 à 16 ans», raconte Louiselle Rochette, 59 ans, qui fréquente Le Tour de lire depuis environ six ans. Ses parents ne savaient ni lire ni écrire. Elle a passé son enfance et son adolescence d'une famille à l'autre. «C'est comme ça que j'ai eu de la misère à apprendre. Ce n'était jamais stable à l'école, dit-elle. Je n'ai pas fait des années complètes.» Sa confiance en elle en a pris un coup. Forcée d'arrêter de travailler il y a quelques années pour des raisons de santé, elle est venue au Tour de lire pour «apprendre son français» et «voir du monde». Sa plus grande fierté? Sa participation à Expovreté, une exposition présentée au Musée des beaux-arts de Montréal en 2015. «Il fallait que j'aille en avant pour parler. Je suis une personne très gênée. Je suis contente parce que j'ai foncé, se réjouit-elle. Ça m'a donné de la valeur.»

Valérie St-Pierre

L'objectif de Valérie St-Pierre, en arrivant au Tour de lire, était de faire moins de fautes. Parler de manière articulée n'est pas vraiment un problème pour elle. Écrire, c'est une autre paire de manches. «Je suis dyslexique», explique la femme de 35 ans. Maman d'un jeune ado de 12 ans, elle souhaite pouvoir mieux le soutenir dans ses devoirs. «Au primaire, ça allait, mais au secondaire, c'est plus complexe», dit-elle. Valérie a aussi gagné en confiance depuis qu'elle fréquente le Tour de lire. Elle est fière de dire qu'elle a été élue au comité des participants et que, la veille de la visite de La Presse, elle avait lu un texte à un rassemblement de la cuisine collective du quartier. Participer aux ateliers d'alphabétisation lui donne aussi une routine qui lui plaît. Elle souhaite toujours apprendre à faire moins de fautes et à «plus maîtriser ses verbes, mieux les employer».

Stéphane Guillemette

Stéphane Guillemette, 49 ans, vient au Tour de lire depuis six ans, après avoir fait des ateliers d'alphabétisation ailleurs pendant environ 10 ans. Il est issu d'une famille de 15 enfants. Sa mère, explique-t-il, n'avait «pas le temps de tout montrer à tout le monde». «J'avais beaucoup de misère à lire et à écrire», dit-il. Et aujourd'hui ? L'un des projets du Tour de lire l'a incité à écrire une histoire qu'il décrit comme un drame policier où une famille emménage dans une nouvelle maison pour se rendre compte qu'une autre famille y vit déjà. Il se garde bien de révéler le fin mot de son histoire et termine son résumé sur un sourire mystérieux. Son texte fait cinq pages. Avait-il imaginé être capable d'écrire une si longue histoire un jour? «Non!», s'exclame-t-il en souriant. Stéphane fait aujourd'hui partie du conseil d'administration du Tour de lire.

Robert Gour

«Je n'avais pas touché à un crayon depuis 15 ans quand je suis arrivé au Tour de lire. Je ne lisais pas le journal, je regardais les images», raconte Robert Gour, 49 ans. Il a quitté l'école vers 14 ou 15 ans, après avoir amorcé un programme où il devait apprendre la mécanique. Après? Il a fait différents boulots : plongeur, cuisinier, éboueur... Il a développé des stratégies pour combler ses lacunes, comme de se repérer à l'aide des immeubles plutôt qu'avec le nom des rues. Il a décidé d'apprendre à lire et à écrire pour mieux «se débrouiller dans la vie». Et retrouver un emploi. «J'ai tout le temps travaillé. Ça fait trois ans que je suis sur l'aide sociale. C'est dur de faire une demande d'emploi quand tu as de la misère à écrire ton adresse, dit-il. Là, je suis capable.» Oui, il peut lire le journal. Oui, ça a changé quelque chose dans sa vie: «Je suis plus ouvert à la société, trouve-t-il, à ce qui se passe dans le monde.»

Photo Ivanoh Demers, La Presse

Un enjeu au travail

D'un côté, il y a les gens qui savent à peine lire et écrire. De l'autre, ceux qui en sont capables, mais qui se heurtent à leurs limites en raison des transformations de leur milieu de travail.

Paul Bélanger, directeur du Centre interdisciplinaire de recherche et développement sur l'éducation et la formation tout au long de la vie (associé à l'UQAM), rappelle que, il n'y a pas si longtemps, une grande partie de la population occupait des postes non spécialisés. Des emplois répétitifs et pour lesquels la formation était minimale. «Ces gens n'avaient pas besoin de la communication écrite pour être compétents dans leur boulot, fait-il valoir. Ils n'ont pas pu pratiquer après. Et si tu ne pratiques plus, tu oublies.»

«Le monde du travail a complètement changé depuis 20 ou 30 ans. Il faut une 5e secondaire pour tout. Ces gens-là sont exclus d'office du marché du travail», précise Marie Auer-Labonté, du Tour de lire.

Des changements dans les modes de production ou de gestion peuvent aussi faire en sorte qu'un employé ait soudainement besoin de produire des rapports écrits, ce qu'il n'a pas fait depuis une éternité. «Ce n'est pas que le gars est moins intelligent, ce n'est pas qu'il n'avait pas appris à l'école», insiste Paul Bélanger, même s'il convient que l'école «n'est pas parfaite».

André Huberdeau, président du conseil d'administration de la Fondation pour l'alphabétisation, souligne que, si on veut améliorer la productivité au Québec, il faut se soucier de cet «enjeu social très important» qu'est l'alphabétisation. «Avec 50 % de gens qui ont de la difficulté à lire, on a de sérieux problèmes de productivité», dit-il. Paul Bélanger confirme que, dans un tel contexte, c'est un défi important pour la formation en entreprise. «Avant, quand tu avais besoin de nouvelles compétences, tu engageais des jeunes», explique-t-il. De nos jours pour des raisons démographiques, notamment, les entreprises doivent évoluer «avec [le] personnel en place».

Il juge essentiel de se montrer sensible aux gens et de communiquer de manière plus simple avec ceux qui éprouvent des difficultés pour «qu'on leur offre la possibilité de rafraîchir leurs compétences, sans les humilier». Paul Bélanger critique notamment la tendance à utiliser inutilement des mots «de quatre syllabes» pour donner un air plus scientifique ou plus sérieux à la formation professionnelle en entreprise.

«Ce sont les communicateurs qui sont analphabètes, pas les gens!», lance d'ailleurs le chercheur, qui déplore la complexité inutile de bien des types de communication, qu'il s'agisse de documents concernant la santé et la sécurité au travail, la santé tout court ou l'éducation des enfants. Marie Auer-Labonté, du Tour de lire, souligne que la simplification d'une foule de documents d'usage courant fait aussi partie des revendications des groupes d'alphabétisation populaire.

Photo Ivanoh Demers, La Presse