Jeunes qui partent explorer l'Asie sac au dos. Directeurs qui se font nommer associés dans les grandes firmes comptables. Bien-cuits plus ou moins réussis soulignant le passage à la retraite d'un employé. Loin d'être exclusifs aux communautés religieuses, les rites de passage sont omniprésents dans nos sociétés. Des chercheurs ont profité hier du congrès de l'ACFAS pour décortiquer certains de ces cérémonials que l'on vit parfois sans s'en rendre compte. Compte rendu.

Il fut un temps où les anthropologues revenaient d'Afrique et d'Océanie pour nous raconter les rites de passage des sociétés qui y vivent. Aujourd'hui, c'est dans les tours de bureaux de Raymond Chabot, les bars de danseuses et les fêtes de retraite des fonctionnaires que les scientifiques jouent les observateurs.

Des rites de passage, encore aujourd'hui? Denis Jeffrey, professeur à la Faculté des sciences de l'éducation à l'Université Laval, sourit devant cet étonnement.

«Des rites, il y en a encore! Il y en a plein, il y en a partout, dit-il. On ne le sait pas parce qu'on n'a pas appris à voir nos comportements comme des rituels.»

Selon les spécialistes, réaliser que nos comportements relèvent des rites permet de jeter un nouveau regard sur des gestes que l'on pose parfois sans même y réfléchir.

«Les gens ont encore besoin de rituels. Les rites marquent des étapes, célèbrent des évènements, marquent nos identités», dit Martine Roberge, professeure d'ethnologie à l'Université Laval. Coup d'oeil sur quelques rites qui sont passés hier à la moulinette des chercheurs.

Le voyage en Asie

Ils sont généralement dans la vingtaine, laissent tout derrière et partent, sac au dos, pour faire de la plongée sous-marine en Thaïlande, du trek au Népal ou du surf à Bali.

«C'est le voyage initiatique, la quête de soi», commente le professeur Denis Jeffrey, qui a vu ces jeunes partout au cours de l'année sabbatique qu'il vient lui-même de prendre en Asie. Selon son analyse, ces voyageurs marquent ainsi un passage entre différentes périodes de leur vie et espèrent transformer, souvent avec succès, le regard qu'ils portent sur eux-mêmes, sur les autres et sur le monde.

La promotion comptable

Existerait-il des rites dans des endroits aussi sérieux que des firmes comptables comme Raymond Chabot et EY? C'est la réalité qu'a présentée hier Christine Gilbert, une comptable et doctorante à l'Université York, à Toronto, qui possède aussi un certificat en anthropologie. Mme Gilbert a dévoilé les résultats d'une étude menée par des chercheurs australiens et danois qui s'interrogeaient sur une chose: comment, dans les grandes firmes comptables, passe-t-on de stagiaire qui multiplie les heures supplémentaires à faire des tâches souvent abrutissantes au poste d'associé, qui prend des décisions et doit faire preuve d'initiative? La réponse est la transition par le poste de directeur, qui fait office de rite de passage.

«C'est là qu'on change l'identité de la personne, qu'on détruit la façon dont on l'a formée pour la reconstruire», a expliqué Mme Gilbert.

Le bien-cuot de retraite

Quitter le monde du travail est l'un des grands passages dans la vie. Et s'il faut en croire les descriptions de festivités présentées hier à l'ACFAS, les employeurs n'ont pas encore trouvé la meilleure formule pour officialiser cette étape. Le bien-cuit, cette session où l'on cuisine le futur retraité à grands coups d'anecdotes, est un grand classique de ce genre d'occasion. «C'est là qu'il y a le plus de réticences et de malaises, car le futur retraité n'a pas le contrôle sur sa propre identité alors qu'il cherche justement à laisser une image et une réputation», a expliqué Catherine Arsenault, doctorante à l'Université Laval. Elle a d'ailleurs noté qu'il n'est pas rare que les retraités ne se présentent pas à leur propre cérémonie de départ ou s'y rendent par dépit.

La dette des réfugiés

L'affaire est peu connue, mais les plupart des réfugiés qui sont accueillis au Canada se font présenter une facture à leur arrivée : celle couvrant leurs frais de transport au pays. Une famille de réfugiés, par exemple, peut ainsi contracter une dette de 10 000 $ dès son arrivée. Christine Gilbert, qui fait son doctorat sur la question à l'Université York, s'attendait à entendre les réfugiés se plaindre de cette situation. «À ma grande surprise, ils voient souvent la dette comme positive», dit-elle. La chercheuse a découvert que son remboursement fait office de véritable rite de passage. «Il s'agit d'un rite de passage vers un système financier, une société basée sur la consommation», a-t-elle expliqué.

L'enterrement de vie de garçon

C'est le classique des classiques des rites de passage, et il est en pleine mutation. Selon Denise Lamontagne, de l'Université de Moncton, l'enterrement de vie de garçon, jadis marqué par la souillure, les épreuves et l'humiliation, est aujourd'hui davantage choisi par les futurs mariés qu'imposé par les amis. L'alcool et la tournée des bars de danseuses ont toujours la cote, mais la chercheuse note aussi la recrudescence d'activités comme le saut en parachute et le voyage d'aventure. Le rite servait auparavant à enterrer la virginité, du moins en théorie. Aujourd'hui, selon elle, il sert surtout à enterrer la période de liberté sexuelle d'avant le mariage. Le phénomène récent des « showers de filles », où la future mariée est couverte de cadeaux, a semblé laisser les chercheurs perplexes quant à sa signification profonde.