Dans le coin droit, un endocrinologue californien, Robert Lustig, qui clame sur toutes les tribunes depuis une demi-douzaine d'années que le sucre est toxique, et dont les théories ont récemment fait l'objet d'un livre et d'un film de la journaliste vedette Katie Couric. Dans le coin gauche, d'éminents chercheurs qui affirment que le Dr Lustig prend des raccourcis scientifiques. Qui dit vrai?

Depuis cinq ans, plus de 2,5 millions de personnes ont vu la vidéo Sugar: The Bitter Truth de l'endocrinologue pédiatrique californien Robert Lustig. Le Dr Lustig répète sur toutes les tribunes  - et dans deux livres - que le sucre est plus toxique que les autres aliments.

L'un de ses alliés a même affirmé l'hiver dernier que les enfants ne devraient pas boire trop de lait parce qu'il contient du sucre. Ce printemps, la journaliste vedette Katie Couric a lancé un livre et un documentaire, Fed Up, qui exposent les dangers du sucre.

L'influence du Dr Lustig se fait aussi sentir à Montréal. Il était l'invité d'un congrès international organisé ici par Génome Québec en février dernier et un cardiologue souvent cité par les médias, Martin Juneau, de l'Institut de cardiologie de Montréal, souscrit à ses thèses.

La thèse du Dr Lustig est simple: l'impact négatif du sucre sur la santé dépasse le nombre de calories qu'il contient. Selon le chercheur californien, le sucre des aliments préparés par l'industrie agroalimentaire est responsable des «désordres métaboliques» associés à l'obésité, parce qu'il pousse le foie à stocker de la graisse. Chez les patients atteints de troubles métaboliques, le foie contient plus de 5% de gras, parfois même jusqu'à 10% ou 15%. Un foie en santé contient seulement 1% de gras.

Les troubles métaboliques peuvent augmenter les risques d'être atteint du diabète, de maladies cardiovasculaires et même du cancer. Le Dr Lustig ajoute qu'on peut devenir dépendant du sucre, tout comme de l'alcool ou de la cigarette, et réclame des réglementations pour en restreindre l'accès.

L'un des critiques les plus en vue du Dr Lustig est un épidémiologiste de l'Université de Toronto, John Sievenpiper. Il a publié plusieurs métaanalyses montrant que le sucre est une calorie comme une autre, mais son avis est souvent attaqué parce qu'il reçoit des fonds de recherche d'entreprises alimentaires comme Coca-Cola. «Je ne dis pas qu'il faut manger beaucoup de sucre, dit le Dr Sievenpiper en entrevue. Je pense simplement qu'il ne faut pas le diaboliser et le combattre de manière disproportionnée. La consommation de sucre semble baisser depuis 10-15 ans, après avoir augmenté dans les décennies précédentes.»

Le sucre est composé à moitié de fructose et à moitié de glucose. Dans le sirop de maïs utilisé par l'industrie alimentaire, la quantité de fructose est légèrement supérieure. Selon le Dr Lustig, le fructose pousse le foie à stocker du gras. Mais en présence de glucose, le fructose est encore plus efficace et le foie stocke encore plus de gras.

La Presse a demandé son avis à l'un des grands spécialistes mondiaux du stockage de gras par le foie, Luc Tappy, de l'Université de Lausanne. Ses travaux sont cités par le Dr Lustig et par l'un de ses principaux alliés, George Bray, de l'Université d'État de Louisiane. Tous deux ont louangé le Dr Tappy quand La Presse leur a demandé leur avis sur son travail.

«Nos travaux et d'autres études montrent que chez l'humain, les graisses intrahépatiques seraient sensibles à un excès d'apport calorique, mais que le type de nutriment ne joue pas un rôle fondamental, dit le Dr Tappy. Chez les animaux, on parvient à augmenter la proportion de graisse dans le foie avec une diète riche en fructose, jusqu'à un niveau comparable à ce qu'on voit dans les désordres métaboliques. Mais pas chez l'humain. On peut augmenter la proportion de gras au maximum à 2% ou 3%.»

Qu'en est-il du glucose qui augmente l'effet du fructose? «Lustig pense que quand on donne du glucose et du fructose en même temps, on va stimuler plus la lipogenèse du fructose, mais ce n'est pas démontré», dit le Dr Tappy.

Un autre spécialiste de l'obésité, James Rippe, de l'Université Tufts, qui a notamment édité un livre de référence sur l'obésité et un autre sur le sucre et le fructose, est plus cinglant. «Lustig fait une interprétation très mauvaise des données, dit le Dr Rippe. Le problème, c'est que les conspirations, dans ce cas de l'industrie alimentaire, sont très sexy. Les médias adorent ça.»

Gary Taubes, un journaliste qui a écrit plusieurs livres sur l'obésité et qui travaille comme chercheur sur la santé à la Fondation Robert Wood, pense lui aussi que le Dr Lustig tourne les coins ronds. «Mais son modèle de l'obésité est très intéressant. Et le sucre pourrait être lié au cancer. Je ne pense pas qu'il faille jeter le bébé avec l'eau du bain.»

La campagne antisucre

La campagne contre le sucre survient à un moment où le gras dans les aliments commence à perdre sa mauvaise réputation. Deux des livres du journaliste Gary Taubes exposent comment l'augmentation de la quantité de sucre dans les aliments préparés a été la réponse de l'industrie alimentaire à la guerre de la médecine contre le gras, à partir des années 60: pour qu'un yogourt faible en gras conserve sa consistance, par exemple, l'une des solutions est d'augmenter son contenu en sucre. Nina Teicholz, une journaliste qui a publier le livre The Big Fat Surprise: Why Butter, Meat and Cheese Belong in a Healthy Diet, et Kaberi Dasgupta, une épidémiologiste spécialiste des maladies cardiovasculaires à l'Université McGill, ont toutes deux comparé le ton alarmiste de la campagne antisucre aux attaques contre le gras dans les aliments. «Il est dangereux de réduire un problème à un seul produit alimentaire», dit la Dre Dasgupta.