Difficile de ne pas trouver chaussure à son pied pour qui veut mettre la main à la pâte : chaque année, des dizaines de nouveaux ouvrages de cuisine fleurissent dans les rayons des librairies, signés par des noms d’ici ou d’ailleurs. Rapidement, des questions moussent. Y en aurait-il trop ? Ou font-ils tellement recette qu’il en paraît juste à point ? Mitonnons ces interrogations avec des acteurs proches de l’édition.

Avant tout, puisqu’il est question de cuisiner, parlons quantités. Si l’on regarde au-delà de l’impression donnée par les présentoirs des librairies, quelle proportion occupent réellement les livres de gastronomie ? Les bilans Gaspard, qui recensent annuellement les ventes de l’édition québécoise, aident à amener une pincée d’objectivité.

En mettant à part l’année 2020, atypique, où près de 352 000 exemplaires de ce genre d’ouvrage se sont écoulés, on note une tendance à la baisse : près de 235 000 livres de cuisine se sont vendus en 2021, quelque 280 000 en 2022, suivi d’un affaissement en 2023, avec 188 568 exemplaires achetés.

Les chiffres les plus intéressants restent ceux des parts de marché qu’ils représentent sur l’ensemble de l’édition, toutes catégories confondues. Verdict : les livres de recettes occupent entre 2 % et 3 % du paysage global.

« Oui, beaucoup de livres de recettes sont vendus, c’est populaire, mais de là à dire trop ? C’est à chacun de le déterminer. Certains titres cartonnent un peu plus, mais l’idée préconçue qu’un livre sur deux au Québec est un livre de recettes, c’est faux. Si on relativise, c’est une petite partie pas si importante, mais souvent visible et dont on entend peut-être plus parler », analyse Patrick Joly, directeur de BTLF, qui recense ces données de ventes.

Répondre à la demande

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Les livres de recettes de Geneviève O’Gleman sont publiés aux Éditions de l’Homme.

Du côté des éditeurs, on estime, sans surprise, que la dose servie est la bonne. Nous avons pris contact avec deux maisons d’édition qui occupent une place prépondérante dans le créneau gastronomique, publiant entre une dizaine et une quarantaine de livres du genre par an. Pour eux, c’est la loi de l’offre et la demande qui vient équilibrer la balance.

« La demande est là, les lecteurs sont au rendez-vous, et les Québécois sont friands des livres de recettes, surtout d’ici. Si ce n’était pas le cas, on ne publierait pas autant et on diminuerait la production », indique Florence Bisch, directrice de l’édition au groupe Homme, précisant que les exemplaires invendus restent généralement limités.

Y a-t-il trop de livres de recettes sur le marché ? Je dirais non, car c’est le consommateur qui va décider. Pour nous, lorsqu’on fait des produits de qualité et qui répondent à une demande, il n’y en a pas trop.

David Gatteau, directeur des ventes et de la distribution pour Pratico Édition

Mais le risque de réinventer la roue culinaire, en remâchant toujours les mêmes recettes, ne guette-t-il pas ? Les éditeurs pointent au contraire la diversité grandissante des contenus et présentations. « Les thématiques se sont élargies, on propose des choses très différentes de ce qui se faisait il y a 10 ou 15 ans. Je n’ai pas l’impression qu’on soit dans le remâchage de vieilles recettes, il y a vraiment un renouveau, une diversité de créateurs, de contenus, mais aussi d’un point de vue graphique », insiste Mme Bisch, illustrant son propos avec les nouvelles propositions d’autrices comme Geneviève O’Gleman ou Alexandra Diaz.

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Parmi les livres de recettes publiés par Pratico Édition, ceux de Cassandra Loignon, dont le plus récent, son septième, Cuisiner le printemps

Son homologue des éditions Pratico abonde. « L’enjeu, c’est de pouvoir se réinventer et répondre aux tendances, les suivre tout en étant avant-gardiste. On mange 365 jours sur 365, les tendances évoluent, ainsi que la variété des produits en épicerie. Il y a encore de la place et des possibilités », avance-t-il.

Des exemples éloquents sont brandis, comme les titres épousant la mode de la friteuse à air chaud – Pratico a ouvert le bal en la matière – ou celle des ingrédients en vogue ; un livre intégralement consacré au tofu, signé Eve-Lyne Auger, paraîtra sous peu aux Éditions de l’Homme.

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Totalement tofu, par Eve-Lyne Auger, sera en librairie dès le 24 avril.

M. Gatteau invoque également la diversité du public, avec un large éventail de goûts et de niveaux auxquels il faut répondre.

C’est la beauté du livre de cuisine, c’est qu’il s’adresse aux débutants comme aux expérimentés, il y a un côté pédagogique à travers ça.

Florence Bisch, directrice de l’édition au groupe Homme

« Chaque éditeur a son public, avec des propositions diverses », renchérit Florence Bisch.

La pertinence en question

La question serait donc vite résolue… si elle n’était pas à double tranchant. Car Jessie Lassonde, propriétaire de la Librairie Gourmande du marché Jean-Talon, n’y va pas avec le dos de la cuillère.

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Jessie Lassonde, propriétaire de la Librairie Gourmande, au marché Jean-Talon

Est-ce qu’on fait trop de livres de recettes au Québec ? Je pense que oui, surtout qu’on ne fait pas nécessairement de la qualité. On en écrit un parce que c’est tendance, parce que : « Je suis populaire sur TikTok, j’ai 32 ans, je suis cute et je sais cuisiner. » Ça, il y en a trop et ça prend la place d’ouvrages plus pertinents, plus éducatifs, plus informatifs.

Jessie Lassonde, propriétaire de la Librairie Gourmande du marché Jean-Talon

Sans forcément viser des auteurs ou des éditeurs en particulier, elle déplore aussi les façons de faire de certains gros noms du milieu devenus des machines à saucisse. « C’est fait à la chaîne, en gros, de façon commerciale, relu rapidement et souvent incomplet », juge-t-elle, brandissant l’exemple de son conjoint qui a suivi une recette de poulet aux légumes dans laquelle l’ajout de bouillon, indispensable à la cuisson, avait été omis. « Sans vouloir mettre tout le monde dans le même panier, certaines personnalités, ce n’est pas vraiment leur place. »

Quant au renouvellement de l’offre, Mme Lassonde se montre bien moins enthousiaste, notant une certaine redondance. « De voir encore “Les spags bolognaise de ma mère”, c’est assez. On n’est plus là. »

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Publié chez Parfum d’encre, Légumes asiatiques a été finaliste aux Lauréats des Saveurs du Canada 2023, dans la catégorie Livres de cuisine régionale et culturelle.

Cette surabondance, à ses yeux, des livres de recettes conduit « toujours les mêmes vedettes » à faire trop d’ombre à des auteurs qui mériteraient un meilleur coup de projecteur. Elle cite ainsi les méconnues sœurs Wang, qui ont signé Légumes asiatiques, avec une approche vivifiante et multiforme mêlant recettes, récits et guide de jardinage, replacés dans un contexte québécois. « Elles ne sont pas connues, mais ont fait quelque chose de wow, qui mérite plus d’être consommé et cuisiné que d’autres choses sur le marché », souligne Mme Lassonde.

« A-t-on vraiment besoin d’avoir un nouveau livre de cuisine qui sort tous les trois mois ? Ça enlève de la pertinence, et je trouve ça dommage parce qu’au Québec, on commence à comprendre notre culture, nos ingrédients locaux », conclut-elle.