Déménager ? Pour quoi faire ? Lorraine Lavigne est très bien où elle est, même si le quartier a beaucoup changé.
Crise du logement ? Ça dépend pour qui. Alors que certains cherchent désespérément où habiter, d’autres vivent sous le même toit depuis longtemps. Très longtemps.
C’est le cas de Lorraine Lavigne, qui réside à la même adresse depuis 74 ans. Son petit shoebox du quartier Villeray a très peu changé et elle n’a jamais pensé une seconde à déménager.
« Pour quoi faire ? demande-t-elle. Je suis bien ici. »
Lorraine est arrivée dans cette maison en 1949, à l’âge de 22 ans, ce qui lui en donne 96 aujourd’hui. Elle avait rencontré son amoureux, Louis, quelques mois plus tôt et a fini par s’installer avec lui chez ses beaux-parents. Elle n’était pas mariée (longue histoire...), mais ça ne dérangeait pas.
Ils ont vécu à quatre dans ce modeste cinq et demie. Puis à cinq, quand la mère de Lorraine, devenue veuve, est venue les rejoindre. Puis à six quand les premiers enfants sont nés. Puis à sept... Et on ne parle même pas de tous ceux qui y sont morts...
Multiples anecdotes
La vieille dame revient en souriant sur ses souvenirs. Elle a beaucoup d’anecdotes à raconter. À ses côtés, sa fille Louise l’aide à fouiller dans sa mémoire. Nous sommes assis dans la salle à manger, à regarder de vieilles photos en noir et blanc. Après un brin de jasette, elle nous fait visiter les lieux.
La cuisine, minuscule, est restée la même, ou presque. Lorraine nous montre les tiroirs grugés par le temps. Les armoires d’origine. Les tablettes, fabriquées à partir d’une vieille table. Puis on passe au salon.
« Ici, avant, c’était une patinoire », lance-t-elle, sûre de son effet.
Lorraine entre dans la pièce et s’assoit dans son fauteuil. Derrière elle, les murs de brique ne laissent aucun doute sur ce qu’elle vient de dire. Nous sommes effectivement dans ce qui était jadis la cour arrière. Au début des années 1970, l’endroit a été transformé en annexe. Avec quatre enfants, il y avait besoin d’espace.
Hormis les deux puits de lumière, ajoutés au fil des ans, c’est une des rares modifications apportées à cette petite bicoque, construite à la main par le beau-père vers 1908. « Il avait acheté le terrain avec une vieille maison délabrée pour 1200 $, nous confie Louise. Pas 12 000 $... 1200 $ ! »
Et le quartier ? A-t-il changé, lui ? Évidemment qu’il a changé. Lorraine habite tout près de l’église Sainte-Cécile. Quand son mari et elle ont acheté leur première voiture (un Chevrolet Powerglide 1952, elle précise !), il n’y avait « pas plus que huit chars sur la rue », dit-elle.
Les habitants aussi ont changé. « Il y a moins d’Italiens, moins de Portugais », raconte Lorraine. Et, bien sûr, le quartier s’est embourgeoisé. « On est rendus comme le Plateau ! », dit-elle, l’air espiègle. Mais ça ne la dérange pas. Souveraine sur son bout de rue, elle passe des heures assise sur son balcon, à regarder passer les gens, qui s’arrêtent régulièrement pour lui causer ou lui proposer de faire ses courses.
J’aime mieux être sur mon balcon plutôt qu’en arrière dans le jardin. Parce que les fleurs, ça ne parle pas, les humains, oui !
Lorraine Lavigne
Une vedette
À sa façon, Lorraine est une vedette. Tout le monde dans le quartier la connaît. Il y a quelques années, elle a même fait l’objet d’un article dans le magazine La Semaine, parce que la chanteuse Lulu Hugues la considère comme sa deuxième maman. Lorraine a eu quatre enfants. Mais à une certaine époque, sa maison était le point de chute pour plusieurs jeunes en quête d’un refuge. Lulu Hugues faisait partie du lot, mais il y en a eu beaucoup d’autres, qui ne l’ont jamais oubliée par la suite.
« On a partagé notre mère, raconte Louise. C’était un moulin. La porte n’était jamais barrée. Tout le monde avait le droit de venir ici. On pouvait tout faire. La seule règle, c’était : pas de boisson forte. »
Des années assez rock’n’roll, ajouterons-nous, et pas juste à cause de cette auberge espagnole.
Après la mort de Louis en 1967, Lorraine s’est retrouvée seule avec sa marmaille. Elle ne s’est jamais remariée (« Quatre enfants, dont un jeune d’un an et demi, qui va accrocher ça ? », dit-elle, avec une pointe de regret) et a dû travailler fort pour faire vivre sa famille, d’abord comme serveuse, puis comme cuisinière.
Après la guerre, elle a travaillé au Kit Kat, dans le Red Light. Un café bar ouvert 24 h sur 24, sans bouncer, précise-t-elle. Dans les années 1950, on la retrouve à l’établissement Aux Délices, un resto français situé face à Radio-Canada, où elle a notamment servi Édith Piaf (« Une emmerdeuse », dit-elle). Elle terminera sa carrière dans les années 1970 et 1980, à la brasserie Pitt de la rue Sauriol.
Les problèmes d’argent sont loin derrière, aujourd’hui. Il y a 25 ans, sa fille Louise lui a racheté la maison et habite désormais avec elle. N’en déplaise aux nombreux promoteurs qui lui ont fait des offres, la continuité est assurée : le shoebox va rester dans la famille. Et s’il était à vendre, on se doute bien qu’il ne coûterait pas 1200 $ !
Lorraine est rassurée. « Cette maison, c’est toute ma vie », dit-elle, avant de s’asseoir sur son balcon pour regarder les gens...