Cet été, Contexte invite ses lecteurs à refaire le monde en compagnie d’une personnalité et d’un chroniqueur. L’acteur et animateur Marc Labrèche et Yves Boisvert ont multiplié les échanges autour d’une table de ping-pong. Une conversation animée sur le temps qui passe, l’art, la famille et ce qui compte, finalement.

Marc Labrèche a suggéré « ping-pong ». Je n’ai pas hésité une seconde. Comme lui, j’ai vécu quelques-uns de mes meilleurs moments athlétiques adolescents à faire rebondir la boule blanche.

Nous avons rendez-vous à la table publique sous le viaduc de la rue Notre-Dame, à Montréal. Il a en main deux raquettes rouges flambant neuves. Oh, le bel objet ! Surface luisante et adhésive, pour un maximum d’effet ; mousse suffisamment absorbante pour se défendre contre un smash, mais avec assez de fermeté pour un retour d’énergie fulgurant.

Il n’a pas vraiment joué depuis ses années de pensionnat au collège de Rigaud. Moi non plus, d’ailleurs. Mais au premier « ping », je me suis revu dans la salle des pongistes en secondaire I, quand mon ami le grand Chaput s’est fait mettre dans une poubelle par des secondaires V.

On était jeunes et baveux, et une loi immuable fait en sorte que quand la colère des aînés s’abat, c’est toujours le plus grand qui paie.

« Qu’est-ce que tu fais avec de belles raquettes comme ça, si tu ne joues plus ? »

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Yves Boisvert joue au ping-pong avec Marc Labrèche.

Il m’explique attendre fébrilement de préparer le garage de sa nouvelle maison pour y installer une table. Car Marc Labrèche est toujours en train de déménager, emménager, redéménager.

Il est maintenant en Montérégie, dans l’ancienne maison de Pierre Curzi et Marie Tifo.

« Mes enfants font des paris sur le nombre d’années où je vais rester là... Je ne sais pas d’où ça me vient, ce besoin de bouger. Peut-être du temps où mes parents se sont séparés. J’habitais avec ma mère, qui voltigeait d’un endroit à l’autre. Mais peut-être aussi le fait d’avoir été pensionnaire. »

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Marc Labrèche en action

Au bout d’un moment, j’ai l’impression de mourir un peu si je reste au même endroit. Je suis très fidèle en amitié et en amour. J’ai dû transférer mon désir d’adultère dans l’immobilier. Ça me donne l’impression d’avancer, même si je sais que c’est une illusion.

Marc Labrèche

« Je ne suis pas attaché aux choses. Je ne garde rien. Mon père [le comédien Gaétan Labrèche] gardait absolument tout. Il découpait non seulement les articles qui parlaient de lui, mais même les paragraphes dans le télé-horaire au sujet de ses émissions. J’ai gardé très peu de trucs de lui. Une chapka et un samovar rapportés de Russie. Une réplique de la Dame à la licorne, qu’il a faite au petit point. Il faisait du petit point en apprenant ses textes. Ça lui a pris trois ans pour celle-là. Je retrouve ses objets dans les boîtes chaque fois que je déménage, je les sors pour les regarder et je les range jusqu’au prochain déménagement. »

Il sourit devant l’étalage de ce mélange de contradictions intérieures et de piété filiale.

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Partie de ping-pong entre Marc Labrèche et Yves Boisvert

En relisant mes notes, je pensais à ce que m’avait dit Guy A. Lepage : il était systématiquement incapable de faire du montage avec le verbatim d’une entrevue de Marc Labrèche. Le moment avait pourtant été brillant. La conversation fait des bonds spectaculaires et éblouissants, se promène comme une balle de ping-pong sur une table verte, les phrases s’enchaînent comme autant de coups imprévisibles.

Il faudrait prendre le temps de s’arrêter à chaque détour et publier une série de mini-entrevues.

Je lui parle du temps qui passe, qui ne semble pas l’angoisser. À 62 ans, il a changé, dit-il. « Par rapport à ce qui m’intéresse et par rapport aux autres. Je faisais les choses d’instinct, et ça m’empêchait d’être trop cérébral, heureusement, car je n’en avais pas les moyens. »

Pas les moyens ? Une de ses spécialités est en effet l’autodérision et l’autodépréciation intellectuelle.

Il dit que plus jeune, « par une sorte de snobisme mal placé, j’ai refusé des trucs alors que j’avais besoin d’argent ».

« Je me disais : j’ai assez de misère à me croire en jouant un beau rôle, imagine si j’essaie de vendre une tondeuse à gazon. Mais tout le monde a besoin d’une tondeuse. »

Il a le luxe – il dit « la chance » – de choisir, depuis longtemps, entre plein de projets n’impliquant pas la tonte de pelouse.

Il n’a plus la même conception de son art.

« J’ai déjà pensé que chaque geste artistique devait être un sacrifice qui allait mener vers la douleur, comme s’il fallait que je souffre pour aller plus loin... Je ne rêve pas d’un grand rôle. Je rêve... que mes enfants soient en santé. J’aime le théâtre, mais je ne m’ennuie pas de laisser les gens que j’aime à 16 h quand tout le monde se réunit. En tournée, c’est l’inverse, ta famille, c’est la troupe. »

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Marc Labrèche

Mais à la maison, il n’y a rien que j’aime plus que d’attendre ma blonde et sa fille, mes enfants, en préparant le souper. Si je suis un peu doué pour une chose dans la vie, c’est ça : faire les courses et accueillir ma famille.

Marc Labrèche

« Au fond, j’ai le tempérament d’un journalier qui fait du 8 à 4 », ajoute-t-il.

Merde, un coup salaud sur mon revers. Première partie Labrèche.

En 2018, dans son documentaire Le cri du rhinocéros, il s’interrogeait sur la date de péremption artistique. Quand sait-on qu’on a tout dit ?

« C’était un peu naïf comme question. Il y a des artistes qui n’ont rien dit pendant 20 ans, et tout d’un coup, ça jaillit. Rimbaud a écrit son dernier poème à 19 ans. John Ford a fait son chef-d’œuvre à la fin de sa vie. Il n’y a pas de règle. Ça devient un peu vaniteux de se poser la question. »

Lui, manifestement, n’a pas tout dit. Mais il regarde son travail comme une chose très évanescente, insaisissable. Ce n’est pas fausse modestie chez lui, je vous l’ai dit : il ne se prend pas très au sérieux. Il a une vision domestique de lui-même. L’acteur exubérant que l’on voit sur les plateaux range ses effets au vestiaire comme le policier laisse son arme de service après son quart de travail. Dans le privé, espace où il se délecte, l’homme est à l’écoute, curieux des autres, ne prend pas le plancher.

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Marc Labrèche discute avec notre journaliste Yves Boisvert.

« Il y a une chose qui se mesure maintenant pour moi. C’est quand quelqu’un me dit : “Ça m’a fait du bien de vous voir à la télé, j’ai oublié que j’étais malade.” On dirait que je suis plus sensible à ça, depuis la pandémie, avec l’espèce de mal de vivre qui est restée. Non pas que je n’étais pas sensible à ça avant, mais quand Orian et Léane étaient jeunes et que quelqu’un m’abordait, je m’excusais à eux après. Je me souviens quand j’étais petit, j’avais seulement une journée par semaine avec mon père, et si quelqu’un venait lui faire des compliments, il me volait du temps avec lui. »

La grande affaire de sa vie, ces jours-ci, c’est Milo. Le fils de Léane a maintenant 2 ans, et le grand-père n’en revient toujours pas.

« Je n’avais pas mesuré à quel point ça me ramènerait dans le passé et me projetterait autant dans le futur. Je vois le chemin qui s’est fait en même temps que ça me montre élégamment l’avenir et la troisième étape de ma vie. C’est un amour inconditionnel vertigineux. Ça me dépasse. C’est aussi un ADN que je reconnais. »

C’est Léane qui a prononcé le discours patriotique à la fête nationale, le 24 juin.

« Elle parlait de la résilience du peuple québécois, mais j’entendais aussi à travers ça ma fille qui disait : “Moi, j’existe, j’ai survécu, je continue...” Ça me rassure. »

Il entend tous ces gens qui disent refuser de faire des enfants pour des raisons « écologiques », ou par pessimisme général.

« Je comprends, mais c’est aussi un geste pour le monde, faire un enfant. C’est eux qui vont le réinventer. C’est une façon de sauver le monde. »

Amorti. Point. Match. 2-0 Labrèche.