Le théâtre et la radio l'occupant beaucoup, Édouard Baer semble s'être fait plus rare au cinéma au cours des dernières années. Le rôle de marquis que lui a confié Emmanuel Mouret dans son adaptation du roman de Diderot, qui lui va comme un gant, rétablit l'équilibre.

Édouard Baer et Emmanuel Mouret se sont tourné autour pendant un petit moment. Entendez par là qu'ils ont parfois réfléchi à la possibilité de travailler ensemble sur les films précédents du réalisateur de L'art d'aimer et de Caprice.

«Mais pendant longtemps, Emmanuel a tenu les rôles principaux de ses films, a fait remarquer l'acteur au cours d'un entretien accordé à La Presse lors de son récent passage à Montréal. Je n'ai jamais eu le culot de faire comme Jean-Louis Trintignant à l'époque où il a écrit à François Truffaut pour lui signaler qu'il aimerait bien jouer les personnages que Truffaut incarnait lui-même dans ses propres films. C'est grâce à ça qu'il a pu jouer dans Vivement dimanche!

Édouard Baer estime d'ailleurs qu'un réalisateur n'est peut-être pas toujours le mieux placé pour soigner sa propre performance d'acteur lorsqu'il se trouve aussi devant la caméra. «Souvent, on ne se sert pas si bien quand on se filme soi-même», dit celui qui, il y a trois ans, a écrit et réalisé Ouvert la nuit, tout en tenant le rôle principal.

«C'est qu'on a rarement un rapport juste à soi. Ou on est trop complaisant et narcissique vis-à-vis de soi-même, ou, au contraire, on hésite à prendre vraiment sa place pour ne pas gêner. Mouret, c'est un peu ça. J'étais content qu'il me demande parce que j'adore ses films. Après, j'ai lu le scénario de Mademoiselle de Joncquières. Et là, quand même, il s'agit d'un grand scénario, je trouve.»

Histoire d'un effondrement

On peut comprendre ce qui a allumé l'acteur. La perspective de jouer dans un film d'époque en maniant une langue qu'il semble maîtriser d'emblée, dans un rôle de séducteur coincé lui-même dans une manipulation cruelle, lui était sans doute irrésistible. Car au-delà de la beauté des dialogues, le film met aussi de l'avant une véritable intrigue.

«Cela peut sembler facile, mais ça ne l'est pas. Le fait de travailler aussi au théâtre m'aide, parce que j'ai appris là des techniques pour apprendre les textes sans les distancier et les digérer différemment, sans être intimidé.»

«Ce que je trouve fort n'est pas tant le brio du marquis que son effondrement. C'est ce qui m'a le plus passionné: quand le vernis social craque parce qu'on n'y arrive plus. C'est comme quand Gérard Depardieu comprend que Fanny Ardant a disparu du club de tennis dans La femme d'à côté et qu'il devient un animal blessé. C'est très intéressant à jouer.

- Vous avez beaucoup aimé Truffaut, on dirait!

- Beaucoup. Sous tous ses aspects, même les plus âpres et les plus violents!»

On dit souvent que le théâtre est l'art de l'acteur et le cinéma, celui du metteur en scène. Pour Édouard Baer, cette formule a physiquement un sens. S'abandonner aux mains d'un cinéaste est pour lui un apprentissage difficile, mais il l'apprivoise de plus en plus.

«Il faut établir un état de confiance, dit-il. Je n'ai pas toujours été docile sur le tournage de Mademoiselle de Joncquières, car je ne comprenais pas toujours les choix de mise en scène d'Emmanuel. Il privilégiait souvent des plans-séquences et il évitait de faire de gros plans. Quand j'ai vu le résultat, j'ai tout compris. Et j'ai été enchanté. Je m'en suis voulu d'avoir été un peu difficile.»

Une inquiétude, et même plus que ça...

Édouard Baer est un jeune quinquagénaire. «Cinquante et un ans, c'est beaucoup!», dit-il. Au-delà des «petites hygiènes mentales» et des ajustements qu'il faut obligatoirement faire pour être en phase avec la société dans laquelle on vit, l'acteur tient aussi à s'activer dans un monde qui l'inquiète. 

«En fait, c'est même beaucoup plus que de l'inquiétude, soutient-il. Tant qu'on s'active, ça va. C'est quand on s'assoit que l'angoisse nous submerge. J'ai la chance d'exercer un métier qui me permet d'être dans le dialogue, surtout à la radio. Il faut ramener les choses accablantes à un niveau où elles deviennent plus joyeuses et excitantes. Je vais beaucoup dans les cafés.»

«À Montréal, je ne sens pas du tout ce pessimisme et ce passéisme qu'on retrouve en Europe, avec cette impression, qui est très ancrée en nous, que plus rien ne sera comme avant.»

«Les années d'après-guerre ont été miraculeuses et elles ont été suivies par les années 60 et 70, avec ce goût de liberté sur tous les plans. Je lutte très fort contre cette maladie qu'est la nostalgie», ajoute-t-il.

L'acteur écrit actuellement un nouveau long métrage, dont il signerait la réalisation, mais la vitesse folle à laquelle le monde bouge le fait réfléchir.

«Avec un film, j'ai l'impression d'être en retard, fait-il remarquer. Il est peut-être plus généreux d'entrer dans l'arène et de s'immiscer dans la vie des gens à la radio. Est-ce parce que je suis un anxieux et que tout s'accélère? Je ressens en tout cas le besoin d'en parler tout de suite. Je n'ai peut-être plus assez foi dans le cinéma non plus. Ou alors, il faut être un très grand cinéaste pour pouvoir maintenir cette foi. Au cours de l'émission hebdomadaire que j'anime à France Inter, j'essaie de dialoguer avec mon époque. Il y a une urgence d'échanges, histoire de parler différemment, d'entendre d'autres gens, d'essayer de réconcilier les uns et les autres, avec un peu de légèreté.»

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Mademoiselle de Joncquières est actuellement à l'affiche.

Photo fournie par K-Films Amérique

Édouard Baer et Cécile de France dans Mademoiselle de Joncquières