Au-delà de la polémique et du crêpage de chignon qui ont accompagné la tournée promotionnelle de La vie d'Adèle - chapitres 1 et 2 depuis sa Palme d'or à Cannes, il y a une magnifique oeuvre signée Abdellatif Kechiche. Une histoire d'amour fiévreuse, sulfureuse, bouleversante de vérité, qui mérite d'être vue. Le film d'auteur le plus attendu de la rentrée prend enfin l'affiche mercredi, simultanément au Québec et en France. Notre chroniqueur Marc Cassivi a rencontré le cinéaste ainsi que ses actrices principales, Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux.

Au dernier Festival de Cannes, en mai, La vie d'Adèle - chapitres 1 et 2 a remporté une Palme d'or historique, remise à la fois à son cinéaste franco-tunisien, Abdellatif Kechiche, et à ses deux actrices, Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux.

Le choix semblait logique tellement les deux jeunes comédiennes se trouvent en parfaite symbiose à l'écran, dans le rôle d'amoureuses éperdues. L'une, adolescente, apprivoise son homosexualité; l'autre, la vie de couple avec une compagne de quelques années sa cadette.

À Cannes, le trio semblait particulièrement uni au moment de cueillir sa Palme commune. Depuis, le vernis a craqué: Léa Seydoux a accusé Abdellatif Kechiche d'être un tyran. Le cinéaste a répliqué en brossant un portrait de «princesse» peu flatteur de la comédienne.

«Il y a forcément des lendemains de Palme, des revers de médaille, m'a confié Kechiche, il y a quelques semaines, à Montréal. Je m'y attendais pour l'avoir déjà vécu. Les instants où l'on a la lumière sur soi créent chez certains, bizarrement, quelque chose de l'ordre de la folie.»

Un parcours à poursuivre

Il y avait un éléphant dans la pièce. Le réalisateur de L'esquive et de La graine et le mulet n'a pas feint de l'ignorer. Il a abordé le sujet de lui-même lorsque je lui ai demandé si une Palme d'or modifiait forcément la trajectoire d'un cinéaste. Mais il avait aussi envie de parler de ce grand projet qu'est La vie d'Adèle, qu'il souhaiterait poursuivre au-delà de ces deux premiers chapitres.

«J'ai envie de raconter le parcours de vie d'une femme libre, courageuse. C'est vraiment un personnage que j'ai envie de suivre sur une vie, aux trois ou cinq ans, comme un feuilleton, dit-il. Il y a pas mal de choses écrites déjà...»

Lorsque je rapporte ces paroles à Adèle Exarchopoulos, la principale (et extraordinaire) interprète du film, ses yeux s'ouvrent tout grand. «Il vous a dit qu'il prévoyait une suite? Moi, il ne me l'a pas dit. Je sais qu'Abdel a du mal, comme bien des acteurs et des réalisateurs, à se séparer d'un personnage après un tournage. Encore plus lui, étant donné que c'est un passionné. Du coup, je crois qu'il fantasme sur une suite, d'autant plus que la fin est ouverte. Je suis prête à 1000 % à retravailler avec lui. Même si, sur le coup, il y a toujours des moments où on se dit: «Putain, je n'en peux plus; putain, il faut que ça s'arrête!» »

La semaine dernière, Kechiche, excédé par la réputation de tyran qu'on lui a faite, a déclaré que La vie d'Adèle ne devrait pas prendre l'affiche. Il s'est ravisé depuis. Ce n'est pas la première fois qu'il entretient un rapport tortueux avec une de ses oeuvres. Il avait plus ou moins désavoué son film précédent, Vénus noire, à la suite d'une mésentente avec ses producteurs. Il songe même à le refaire...

Une scène sulfureuse

La vie d'Adèle est une adaptation libre de la bande dessinée Le bleu est une couleur chaude, créée par la Française Julie Maroh à l'âge de 19 ans. Je fais remarquer à Kechiche que la bédé, dont il a modifié la fin dans son scénario, est beaucoup plus militante que le film. On y insiste davantage sur la réprobation parentale de l'homosexualité du personnage principal.

«Le film n'est pas aussi direct, dit-il. Je n'aime pas le militantisme frontal au cinéma. J'ai tourné des scènes qui ne sont pas dans le film. Il y a une autre version du film, plus longue, qui verra peut-être le jour en DVD. J'ai préféré que ça reste dans le non-dit.»

Avant même les sorties incendiaires de Léa Seydoux dans les médias (elle a qualifié le tournage d'«horrible»), La vie d'Adèle avait soulevé la polémique en raison d'une scène de sexe torride, de six minutes, que Julie Maroh elle-même a qualifiée de «pornographique».

Une scène sulfureuse qui a valu au film d'être interdit aux moins de 17 ans aux États-Unis et classé «16 ans et plus» au Québec. «Je crois qu'il y a toujours un décalage entre ceux qui décident de la censure et le public. Ce décalage est encore plus flagrant en Tunisie, par exemple, où la jeunesse a accès à tous les films piratés, même si on le lui interdit.»

Quelle réception anticipe-t-il pour son film dans son pays natal? «Pour les obscurantistes au pouvoir, c'est un blasphème, dit Kechiche. Mais pour tous les jeunes, et d'autres plus âgés que moi que je rencontre, c'est très différent.»

Le cinéaste de 52 ans était conscient du danger que cette scène de sexe retienne toute l'attention et fasse de l'ombre au film. «Je l'étais au point où j'ai coupé ce qu'il y avait de plus intense. J'essayais de faire en sorte que ça ne choque personne. C'est complètement raté! Qu'est-ce que ça va être pour la version longue en DVD?», dit-il en riant.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Le réalisateur Abdellatif Kechiche.