Au moment où jaillissent les femmes sur les planches, voici Utopie(s). Un spectacle hors norme qui célèbre la diversité des femmes, leurs points de vue et leurs disciplines artistiques. Ces 15 Électres, faisant écho à la figure mythique de persévérance et  de courage, se racontent en revisitant l'histoire, la petite comme la grande. Qui sont-elles, que font-elles, où vont-elles? Nous en avons rencontré cinq.

Québécoises d'origines diverses maniant plusieurs cordes d'arc, les 15 artistes d'Utopie(s) ont travaillé individuellement pendant des semaines avant de rejoindre le groupe. Selon des thématiques élaborées par le metteur en scène et directeur artistique Hanna Abd El Nour, la matière des spectacles (cinq au total) provient de leurs expériences personnelles.

«Je me livre corps et âme à des projets, comme celui d'Hanna, qui se marient à ma démarche artistique, confie Lousnak. C'est un mariage parfait. La dernière fois que c'est arrivé, c'était avec Atom Egoyan dans son film Ararat

«Comme Arménienne, je sensibilise les gens aux génocides par le truchement des arts. Dans Utopie(s), je m'intéresse à la vie du grand musicologue et témoin du génocide arménien Komitas [1869-1935]. L'histoire des jeunes filles durant le génocide m'a touchée aussi. Plus près de moi, j'ai perdu mon amie de 16 ans, Lhasa. J'étais avec elle jusqu'à la fin et je lui rends hommage. C'est une véritable Électre qui n'est, malheureusement, plus avec nous. Dans ce spectacle, j'expérimente des choses et ma façon de penser change aussi. Mon corps s'ouvre, il y a des mémoires dans le corps», explique Lousnak, chanteuse, actrice et artiste visuelle.

Guide de ces Électres au long cours, Hanna Abd El Nour présente Utopie (s) comme une anthologie. «C'est un spectacle événement qui se compose de 10 tableaux vivants, de 10 fresques humaines comme un rêve éveillé.»

«Le violon, c'est une extension de moi-même. Mon père est gitan et ma mère, comtesse hongroise. C'est déjà une utopie en soi! J'ai travaillé sur des histoires de mon père, qui a été sauvé de la mort deux fois par le fait qu'il était musicien. J'utilise une chanson qui lui a permis d'avoir la vie sauve lors de l'arrivée des Russes dans son village. J'amène mon héritage dans le spectacle, mais les génocides sont, malheureusement, universels. Ça s'inscrit dans nos gènes. Ma mélancolie et mes élans de rage viennent de là. Je travaille beaucoup mon corps avec le flamenco. Parfois, on a tendance à faire "esthétique", alors que la charge doit être intérieure. En répétant, j'apprends ce dont mon corps a besoin pour s'exprimer», affirme Kristin Molnar, violoniste et artiste de flamenco.

Utopie (s) est une fête, celle de l'existence et de l'expression des femmes. La célébration de la liberté d'artistes qui explorent pleinement ce qu'elles ont déjà fait cent fois et ce dont elles ont rêvé mille fois.

«J'explore trois thèmes. L'environnement d'abord. Je suis allée en Amazonie, où le paysage est magnifique, mais, à certains endroits, le fleuve est complètement sec et contaminé. Je parle du paradoxe beauté/contamination. J'aborde aussi l'utopie comme quelque chose qui se trouve dans les petites choses de la vie, comme un sourire. Je sais que je ne peux pas changer le destin de la Terre entière, mais les petits changements comptent. Je travaille aussi sur l'idée de transmission. Les petites choses qu'on transmet d'une génération à l'autre. Je suis, nous sommes, une courroie de transmission dans l'expérience humaine. J'aime travailler en groupe. Ça me change de l'atelier où je suis seule dans ma pratique», poursuit Claudia Bernal, artiste visuelle et performeuse.

Hanna Abd El Nour a tracé cinq sentiers que les 15 Électres emprunteront du mardi au samedi à Arsenal art contemporain: Solitude(s), Amour(s), Colère(s), Résistance(s) et finalement Utopie(s)

«C'est une trajectoire, explique-t-il. La solitude permet d'être à l'écoute du monde, mais rien ne fonctionne sans l'amour des êtres, des idées, de la vie. Ça permet aussi de constater les injustices, et voilà qu'arrive la colère. Mais ça ne suffit pas, alors il faut résister. Et rêver à nouveau de pouvoir changer le monde.»

Pour certaines des Électres, la vie professionnelle reste une source majeure d'inspiration, d'indignation, de revendication.

«Je m'intéresse aux femmes souffrantes. Comme il y a une crise des opioïdes, j'aborde cette thématique. C'est une crise créée par l'industrie pharmaceutique et les chiffres sont aberrants. Je fais une démonstration, dans le spectacle, à savoir comment aider une personne en surdose. Dans le fond, on a le pouvoir de "sauver le monde". Je parle aussi de l'exploitation que fait le capitalisme du travail non rémunéré des femmes. En parallèle, je m'intéresse aux communautés de lesbiennes séparatistes qui ont presque disparu aux États-Unis. Le lesbianisme comme choix politique, c'est une utopie intéressante. Je vais dans le concret et revendique une parole très simple. Je cherche une pluralité d'expériences au féminin. L'identité féminine est en mouvement constant», pense Sarah Chouinard-Poirier, performeuse.

Le cas de la jeune comédienne Myriam-Sophie Deslauriers en est la preuve. Lectrice de Lao Tseu, elle s'aventure en Utopie(s) comme en son coin de pays.

«Je viens de la Gaspésie, c'est le noyau de mon travail. Je suis un peu une expatriée. À un moment, j'ai détesté Montréal. Il y a toujours des murs, sans horizon. Visiblement, il y a des choses qui ne vont pas bien dans le monde. Ça rejoint ma quête personnelle et artistique. L'été, j'habite sur un voilier. Donc je m'intéresse aux rapports entre l'humain et la nature, le genre d'humilité que ça donne. Il y a quelque chose, en Gaspésie, qui tend à disparaître. J'essaie de récupérer l'entraide et l'humilité qui s'y perdent. Le bonheur arrive par les petits miracles quotidiens. C'est organique et ça me fascine. Je retourne en Gaspésie pour que l'on m'enseigne. Pour une femme, il faut prendre sa place dans un monde de gars. Mon féminisme, c'est ça», note Myriam-Sophie Deslauriers, comédienne.

Ce voyage vers soi, Hanna Abd El Nour l'a souhaité le plus complet possible. Les représentations du mardi au vendredi durent deux heures chacune, mais le spectacle du samedi s'étire sur 12 heures avec un repas festif, «construit comme une oeuvre d'art», préparé par un chef de Le Kitchen.

De plus, deux semaines de rencontres thématiques ont été organisées, en formule cinq à sept, avec des invités d'ici et d'ailleurs pour approfondir les débats soulevés dans Utopie(s), dont un débat spécial le 8 mars pour parler pouvoirs, démocratie et mouvements des femmes.

Question de rêver ensemble... et mieux.

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À Arsenal art contemporain du 13 février au 10 mars. Détails: 438 792-0003