Dans Manifeste de la Jeune-Fille, l'auteur Olivier Choinière met en scène les pièges que nous tend une société obsédée par la quête du bonheur. Entretien avec un dramaturge qui bouscule nos certitudes.

On croirait qu'Olivier Choinière a écrit sa pièce d'un jet fiévreux au cours des dernières semaines tellement les thèmes qui y sont abordés sont actuels. Pourtant, celui qu'on connaît pour Félicité ou Chante avec moi a lu le texte qui a tout déclenché il y a plus de 15 ans, au début des années 2000. «Il y a quelques lectures fulgurantes dans la vie de quelqu'un, et Premiers matériaux pour une théorie de la Jeune-Fille est l'une de celles-là», explique-t-il en entrevue à quelques jours de sa première.

La «jeune fille» dont il est question dans ce texte, publié dans la revue philosophique française Tiqqun, est un concept: l'incarnation du citoyen modèle dans la société capitaliste. «Tout le monde peut être cette Jeune-Fille», précise le metteur en scène, qui a opté pour une distribution - Marc Beaupré, Maude Guérin, Gilles Renaud, Monique Miller... - qui colle parfaitement à sa proposition. 

«On aurait pu imaginer ma pièce avec sept comédiennes entre 18 et 25 ans, mais j'ai choisi d'y aller avec une variation d'âges, de corps, d'expériences, pour offrir une panoplie d'incarnations différentes.»

Olivier Choinière s'est inspiré d'articles de magazines féminins ainsi que de ce qu'il a observé sur YouTube et Facebook pour écrire sa pièce, qui est bien davantage qu'une critique des diktats imposés aux femmes. En fait, le Manifeste parle de notre quête obstinée du bonheur alimentée par une logique marchande qui a envahi nos discours et notre manière de vivre. Le fait que la pièce soit présentée à Espace Go ajoute une dimension supplémentaire, puisque ce théâtre est indissociable d'une certaine parole féministe. «Oui, je questionne par la bande où en est le féminisme aujourd'hui, souligne le dramaturge. Mais la question de se libérer des carcans s'applique à tout le monde, pas juste aux femmes.»

La gauche récupérée

À première vue, on aurait tendance à inscrire le Manifeste d'Olivier Choinière dans la lignée du mouvement Occupy, du printemps érable, de l'engouement pour Bernie Sanders. Mais le dramaturge ratisse plus large et sa critique n'épargne pas le contre-discours qui, à son avis, n'est qu'une autre facette du discours capitaliste. «Au fond, peut-être que ceux avec qui je suis le plus cruel dans la pièce sont ceux qui se situent plus à gauche, admet-il. Un de mes personnages dit: "La naïveté de la gauche me fait bidonner", et c'est vrai que j'ai de la difficulté à comprendre certains discours de gauche qui font comme si ces phénomènes de récupération n'existaient pas. Comme si on pouvait avoir une pensée de gauche en dehors des logiques capitalistes.»

«Quand je parle du capitalisme, je parle d'un système très fin, très brillant, toujours en mesure de s'adapter à ce qui est proposé», poursuit-il.

«S'il y a un nouveau marché pour les t-shirts de Che Guevara, on va en faire parce que ça répond aux besoins des consommateurs...»

Olivier Choinière pousse cette logique à l'extrême lorsqu'il nous suggère l'idée, volontairement provocatrice, que la figure du terroriste est elle aussi une des incarnations de la Jeune-Fille. «Le terroriste est un acteur du capitalisme comme les autres, lance Choinière. Lui aussi fait rouler l'économie. Les attentats, la violence... c'est horrible, mais c'est aussi un très bon spectacle qui fonctionne dans cette logique-là. On a un ennemi, on a un marché, une nouvelle dynamique.»

Et l'artiste, dans tout ça?

La proposition d'Olivier Choinière est-elle ultra-lucide ou extra-cynique? «Je pense qu'il y a énormément d'humour qui traverse toute la pièce, plaide-t-il. Il y a un phénomène de reconnaissance par rapport aux différentes incarnations de la Jeune-Fille. Le plaisir repose sur ce jeu d'identification et de repoussoir avec les personnages. Et je m'inclus dans ce portrait-là. Je ne suis pas en train de dire: vous êtes aliénés et pas moi. Je ne suis pas en train de faire la morale, je fais partie de cela et j'évolue dans un milieu qui est aussi récupéré. Personne n'y échappe.»

Au coeur de la réflexion du dramaturge, cette question à laquelle on revient toujours sur le rôle de l'artiste dans sa société. «J'entretiens l'illusion que le théâtre est un rempart contre l'horreur du monde, que c'est une zone de liberté où on peut s'exprimer, mais c'est quoi le rôle de l'artiste dans ce contexte? demande Choinière, qui est également directeur de la plateforme de création L'activité. T'offrir un break l'espace d'une soirée? Te faire croire qu'il y a une porte de sortie? On ne se racontera pas d'histoire, je me considère moi aussi comme une victime et je m'adresse au spectateur en lui demandant: es-tu victime des mêmes illusions que moi? Je ne propose pas une nouvelle manière de voir le monde, mais je me pose la question: avons-nous atteint la limite de ça et, surtout, est-ce possible d'en sortir?»

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Manifeste de la Jeune-Fille d'Olivier Choinière est présenté à Espace Go, jusqu'au 18 février. Le texte de la pièce est publié chez Atelier 10.