Le 26 septembre dernier, notre journaliste Luc Boulanger a écrit une critique très sévère de Pour réussir un poulet. Une pièce radicale signée Fabien Cloutier qui met en scène des personnages misérables qui tentent de survivre dans «un monde où les pauvres restent pauvres». Cette critique intitulée Viande froide a suscité plusieurs réactions. Tellement, que, trois mois plus tard, nous avons eu l'idée d'une rencontre entre l'artiste et le journaliste. Pour discuter de l'oeuvre en question, mais aussi pour débattre du difficile et nécessaire rapport entre la critique et le milieu culturel.

Fabien, quel est ton rapport avec la critique en général?

Assez bon. D'abord, je lis tout ce qui s'écrit sur mes pièces: bon ou mauvais, dans les journaux, les revues et les blogues. Quand j'ai lu ton papier, j'ai senti que tu étais fâché. Au-delà des commentaires sur tels ou tels aspects, j'ai senti qu'il y avait une colère dans l'écriture. Et je préfère la colère à l'indifférence, une critique sévère à une critique tiède. Au lieu de me blesser, ton texte a confirmé que ma pièce n'est pas fade...

En effet, je me souviens très bien d'être sorti de La Licorne en colère, le soir de la première. Le lendemain, je n'avais toujours pas digéré la production. Suis-je le seul à avoir réagi aussi fortement?

Non, au contraire. Pour réussir un poulet suscite des réactions aux antipodes. La pièce habite le spectateur longtemps après qu'il l'ait vue. Mes personnages créent souvent ce genre de réactions épidermiques. Déjà, avec mes solos dans lesquels je joue le Chum à Chabot, des spectateurs sortent parfois au début de la représentation. Sur internet, des gens ont déjà affirmé que Scotstown est «le pire spectacle de leur vie»! J'ai appris à vivre avec ça, à l'accepter.

Tu acceptes bien la critique, chose rarissime chez les créateurs au théâtre. Même Michel Tremblay, malgré son succès et sa notoriété, demeure très frileux envers la critique. La majorité des artistes auraient sans doute refusé une rencontre comme celle-ci...

Écoute, je n'ai pas envie d'avoir des relations tendues avec la critique. Ça m'étonne toujours lorsque des créateurs s'énervent et montent aux barricades après avoir lu une mauvaise critique. Si un tel (ou une telle) n'a pas aimé leur spectacle, on le dénigre, on le traite de sale con ou de crisse de folle... Wô! On se calme! C'est l'opinion d'une personne. Cette personne s'adonne à avoir une plume et une tribune. Est-ce que nous, les créateurs, on aime notre show? On comprend ses enjeux? On assume nos choix artistiques? C'est ça qui est important.

Si tes propositions théâtrales font autant réagir, est-ce parce que tu veux provoquer le public?

Je ne considère pas que je fais de la provocation pure. Je veux «provoquer» quelque chose qui se passe dans cette zone-là [Cloutier montre avec ses mains la poitrine, le ventre...] plutôt que dans la tête.

En effet, Pour réussir un poulet m'a fait réagir dans cette région-là [rires]. Sérieusement, je n'ai pas vu d'humains sur la scène. Tes rôles sont coulés d'un bloc. Par exemple, Vaillancourt - le propriétaire sans scrupule du centre d'achat qui exploite deux chômeurs (Carl et Steven) - est un personnage qui carbure uniquement au mépris. Une critique l'a comparé à Frank Underwood, le politicien machiavélique de House of Cards! Or, même Underwood change de registre émotif, selon les individus qu'il manipule.

Mais j'ai aussi eu des réactions à l'opposé. Des gens qui ont ressenti beaucoup de tendresse pour mes personnages; qui y ont vu une ressemblance avec leurs proches; d'autres qui m'ont confié qu'ils auraient pu devenir comme Carl et Steven... s'ils n'avaient pas eu d'amour dans leur vie.

Dans sa fameuse chanson, Lisa LeBlanc répète que sa «vie c'est de la marde!». Mais elle dit aussi: «peut-être que demain ça ira mieux». Dans Pour réussir un poulet, il n'y a pas d'espoir.

J'écris à propos de gens qui ont été bousculés depuis leur naissance. Ils n'ont pas appris à réfléchir. Ils n'ont pas terminé leur 3e secondaire. Ils sont incapables de donner de l'amour à quiconque. C'est sûr que c'est une pièce sans point de retour. Si un spectateur n'adhère pas au départ, cet univers le rebutera. C'est ton cas...

Pourtant, je suis un admirateur du théâtre de Michel Tremblay et de Serge Boucher. Deux dramaturges qui ne font pas dans la dentelle ni le lyrisme. Mais je n'ai jamais entendu autant gueuler et sacrer que dans ta pièce. Pourquoi tant de jurons?

Le sacre, c'est la respiration des personnages. Ça me vient naturellement. Je me souviens d'un oncle en Beauce... À chaque fois qu'il partait à rire, il lançait un gros sacre sonore. Tous mes personnages manquent de mots. Ils se crient après à longueur de journée. Ils ne diront jamais: «Regarde la personne obèse», mais plutôt: «As-tu vu l'gros tabarnak»!

En effet, Carl et Steven plongent littéralement dans la puanteur, la merde, la pourriture. Leur drame est tellement sans issue qu'il devient lourd, misérabiliste, à mon avis.

Il y a de la tragédie dans ma pièce. Ces deux gars-là sont pauvres parce qu'on a décidé de leur faire croire que leur pauvreté (matérielle, intellectuelle, affective) est une fatalité. Or, Steven va réaliser sa condition sociale en voyant une pancarte qui annonce un hot-dog à 12,95$! Le prix d'un hot-dog déclenche un questionnement existentiel! Il va se demander pourquoi, lui, il n'a pas accès à ce luxe-là. À mes yeux, Steven s'adresse à Dieu ou au ciel sans le savoir. Dans une vraie forme tragique, il y aurait une catastrophe à la fin. Dans mon théâtre, les personnages n'ont pas encore touché le fond.

Justement, à la fin, tu mets Carl face à un choix monstrueux (c'est un euphémisme). Cette fin m'a semblé plaquée, manipulatrice...

J'aurais pu écrire une autre fin, avec une catharsis. Or, j'ai choisi de donner la responsabilité de la fin aux spectateurs. Selon ses croyances, chacun va décider si Carl accepte ou pas la proposition de Vaillancourt. Moi, je pense que Carl va refuser. La parcelle d'espoir est là.

Est-ce que tu changerais des choses ou retravaillerais Pour réussir un poulet?

Je ne retoucherais pas le texte. Mais c'est sûr que si on reprend la pièce, des choses auront bougé avec le temps. Mon regard d'auteur/metteur en scène va aussi avoir changé. À mon avis, une création s'inscrit dans un contexte plus large qu'un soir de première. Dans 10 ans, on pourra revenir et juger si cette pièce tient la route... Bien sûr, c'est ton métier de réagir tout de suite. Or, selon moi, c'est impossible d'analyser une oeuvre et de tomber pile dessus en moins de 24 heures.

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La pièce Pour réussir un poulet est publiée chez Dramaturges Éditeurs/L'instant scène. Il y a un projet de reprise à La Licorne et d'une tournée au Québec en 2016-2017.

Photo fournie par La Licorne

Pour réussir un poulet suscite des réactions aux antipodes, concède Fabien Cloutier. La pièce habite le spectateur longtemps après qu'il l'ait vue, selon lui.